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Choisir son maître ou choisir son mal

Choisir son maître ou choisir son mal - où se cache la vérité?

Tout au long du 20e siècle, de nombreux commentateurs ont décrit une « crise de la culture » qui précéda les tranchées, les chambres à gaz et les années sombres de l’humanité industrielle. « Plus jamais! » avons-nous crié durant des générations, croyant ainsi transporter cette mémoire avec nous dans le temps avec un rituel d’humanité. Et puis, le temps à tout doucement passé. Les événements sont devenus des récits, des histoires, jusqu’à devenir une sorte de mythologie apprise via Netflix et Facebook. La crise de la culture qui nous fait face aujourd’hui n’est pas celle qu’Hannah Arendt a décrite dans l’ouvrage qu’elle consacre au phénomène, avec en tête les massacres nazis et soviétiques. Par contre, lorsqu’elle dit que « presque tout le monde reconnaîtra qu’une crise de l’autorité, constante, toujours plus large et plus profonde, a accompagné le développement du monde moderne » (Hannah Arendt, La crise de la culture) et qu’elle place ce développement au centre de la montée des totalitarismes rouges et bruns, force est d’admettre que nous n’avons toujours pas régler ce problème de l’autorité et que de nouveaux totalitarismes émergent à nos pieds. 

Que nous pensions aux apôtres intersectionnels et à leurs crises d’adolescence contre des statues, aux sceptiques de la covid-19 qui voient des complots partout et refusent de porter un masque de protection, et à tous ces pôvres-journalistes qui dénoncent le travail des médias alternatifs, dans tous les cas on peut voir en passant que ce que nous appelions les « corps intermédiaires de la société », censés faire remonter les demandes, critiques et appels de la population vers le haut des institutions publiques, ne remplissent pas leurs fonctions. Ces corps sont tous délaissés pour de nouveaux médias, des plateformes alternatives et des influenceurs instagram. Le public les a fuit tout bonnement, eux et leur médiocrité beige-brune. Ce ne sont plus les médias de masse qui rassemble la plèbe, mais des animateurs non-experts comme Joe Rogan qui proposent des entrevues de fond écoutés par plus de 10 millions de personnes, des Jordan Peterson qui remplissent des stades pour discuter éthique et morale, des Michel Onfray qui lèvent des projets d’éducation populaire en quelques semaines. Les partis politiques sont délaissés comme jamais, avec des niveau d’abstention battant des records. Les syndicats ne sont pas mieux, devenus des lobbys tenant des combats d’arrière-garde. Et l’école elle? C’est par là que l’atomisation des individus s’est le plus vite accélérée, avec une ségrégation qui s’applique via 1) le niveau de scolarité des parents, 2) le lieu de résidence géographique et 3) le niveau de mobilité. Partout les ruines fumantes de l’autorité occidentale. 

Si les élites éclairées sont fascinées par l’exotisme de la télé-réalité intersectionnelle et que les corps intermédiaires suivent les nouveaux codes de la moralité boboësque, nombre de citoyens s’en retrouvent à la recherche des nouveaux condotierres (seigneurs de guerre durant la Renaissance) capables de ramener dans la culture tous ces individus atomisés dans un présent informationnel sans fin. 

Qui pour incarner l’autorité? 

Le mot « maître » vient du vieux français « maistre », lui-même issu du latin « magister ». Était le « maître » celui qui dirigeait ou commandait, mais aussi celui qui enseignait. Dans ce monde où presque personne n’est capable d’incarner l’autorité, c’est à nous de choisir nos nouveaux maîtres. En choisissant ainsi par défi et par dépit, l’homme du peuple peut ainsi exercer son libre-arbitre et grandir en suivant ses inclinations plus que les normes d’une société décadente. 

Pour ma part, c’est il y a un peu plus de cinq ans que la vie a mis sur mon chemin un dénommé Michel Onfray. Prolifique essayiste, philosophe de l’université populaire et producteur du nouveau magazine Front Populaire, je l’ai découvert par hasard sur une émission animée par un humoriste français. À peine un bouquin plus tard et je délaissai l’humoriste et son émission pour construire ma bibliothèque; pour me former et mettre mes idées en ordre. Au fil de sa contre-histoire de la philosophie j’accumule les citations et les références, partant dans la brousse pour retrouver des spécimens originaux. J’inspecte les bouquineries, je parcours les librairies et je « scroll » en ligne afin de rassembler, agréger, ruminer… expérimenter. C’est de cette manière qu’Onfray a sauvé ma vie; en substituant des récits trompeurs pour une quête personnelle et indifférente du regard d’autrui. Il m’aura aidé à me construire et me penser. 

Plus récemment, un second maître m’est apparu afin d’ouvrir la voie vers de nouvelles contrées épistémologiques. Il s’appelle Nassim Nicholas Taleb et il n’est pas un philosophe, mais un probabiliste-dilettante. Il vient du Levant et pratique le « trading » financier afin de se permettre de faire ce qu’il veut dans la vie. C’est ce qu’il appelle son « fuck you money » capable de le rendre indépendant de sa réputation pour gagner sa vie. Taleb est connu chez les « traders », les joueur de poker, les programmeurs informatiques et beaucoup de gens qui gagnent beaucoup d’argent. Il a même déjà travaillé avec le grand mathématicien Benoît Mandelbrot et publié plusieurs recherches dans le magazine « Nature ». Pourquoi un tel choix? D’une part parce qu’il est un des rares à avoir été capable de voir venir le krach boursier de 2008 – et faire de l’argent dessus – et d’autre part parce que dans sa collection « Incerto » (5 livres) il est un des rares à dresser le portrait du monde actuel en utilisant les connaissances du 21e siècle de manière tout à fait remarquable. Sa démarche est simple : en utilisant ses expériences personnelles, en rappelant les sagesses anciennes et en explicitant les connaissances des sciences fondamentales (physique, mathématiques, biologie, neurosciences), il nous décrit la complexité du monde moderne. Il nous permet de sortir de la noirceur conceptuelle d’un monde qui serait peuplé de bons et de méchants, tel que nous le rappelle constamment les racialistes intersectionnels obsédés par des concepts avec des lettres majuscules – et les marxistes du siècle précédent. 

Dans son premier livre « Fooled by Randomness, The Hidden Role of Chance in Life and in the Markets », Taleb pointe vers une multitude « d’asymétries » qui sont toutes autour de nous dans la vie, séparant les gagnants et les perdants. En invoquant les enseignements des neurosciences, de la psychologie évolutive et des mathématiques probabilistes, il « déconstruit » les biais et les heuristiques qui influencent nos comportements humains et décrit nos interactions dans le monde comme une « gestion du risque probabiliste ». À travers les chapitres, tous les « corps intermédiaires » y passent; les journalistes, les fonctionnaires, les politiques et tous ceux qui ne comprennent pas que l’information peut avoir une valeur négative lorsqu’on fait des projections dans le futur ou que l’on prend des décisions simples. Dans les décombres de cette déconstruction probabiliste il est possible d’en tirer quelques enseignements des sagesses anciennes. 

Le second livre est écrit avec en tête la crise économique de 2008 (Black Swan, The Impact of the Highly Improbable). À l’intérieur, l’auteur sépare le monde en deux : 1) ce qui est dans la contrée « Mediocristan » de la « moyenne », et ce qui vit dans le monde des variations extrêmes - « Extremistan ». Le but est de décrire pourquoi la bourse, la météo, les tremblements terre, le climat, les guerres, sont des phénomènes imprévisibles. Je répète lentement : im-pré-vi-sibles. Le livre est beaucoup plus technique et Taleb choisit d’ajouter à son tableau de chasse les pédagogues, les économistes, les « experts » de rien et les professeurs d’universités qui sont culturellement pauvre au point de faire peur. Cette description des systèmes dits « ergodiques » en français (signifiant « tellement dynamiques que ça prend des statistiques pour imager », parce que « non-linéaires ») permet de pointer encore une fois dans la direction des sagesses anciennes pour prendre soin de ces systèmes (que cela soit une entreprise ou un gouvernement), mais aussi comment, en tant qu’individu, maximiser les rares opportunités qui nous sont offertes en limitant l'exposition au risque et maximisant les gains. 

Dans son troisième livre, « Antifragile, Things That Gain From Disorder », Taleb revient sur les malheurs de la crise de 2008. Avoir verser autant d’argent à des entreprises qui devaient s’effondrer, c’est ce qu’il appelle un « Bob Rubin trade »; ceux qui ont profités des « bail-outs » ont refilés leur risque aux contribuables derrière les « bail-outs » en plus de faire baisser la confiance envers le système monétaire occidental. Pour développer, Taleb explique qu'il existe trois types d’objets que l'on peut étudier en science : les objets fragiles qui s’effondre au moindre risque, au moindre coup de vent, au moindre choc, les objets et constructions robustes qui tiennent bon mais peuvent toute de même s’effondrer avec le temps ou des stress trop puissants, et finalement les objets antifragiles qui gagnent en résistance grâce aux prises de risques et en réagissant aux stress de la vie. Dans cette perspective, les humains et les entreprises, les gouvernements et les religions, sont des êtres antifragiles selon les mêmes principes. C’est en quelque sorte un traité vitaliste qui remet en question le modèle éducatif occidental et nous fait savourer les figures de la Rome antique, porteuses de valeurs fortes. 

Finalement le quatrième titre, « The Bed of Procrustes » et le cinquième « Skin in the Game » de la collection « Incerto » sont des volumes plus courts et frugaux. À l’intérieur, c’est le point culminant de la démarche de Taleb : comment incarner ces connaissances actuelles dans une éthique de vie, une esthétique. Comment reconnaître les « peddlers » (les colporteurs qui vendent rien d’autre que leur soumission), comment exploiter les asymétries de la vie, comment choisir sa diète ou s’entraîner plutôt que payer pour des médicaments, et surtout comment savoir « qui met sa peau en jeu » (« who has skin in the game ») afin de mieux comprendre les problèmes des organisations, partis politiques et gouvernements autour de nous (et prévenir leur faillite). 

La collection « Incerto » de Nassim Nicholas Taleb, c’est le testament d’un homme de grande vitalité et qui en a encore à dire. Avec une écriture qui me rappelle la voix de Montaigne, on reconnaît dans ses ouvrages la réécriture de certains thèmes, afin de mieux décrire et signaler l’importance de certain passage. On y voit de biais une personnalité qui incarne la « virtù » romaine à merveille et telle que décrite par Michel Onfray dans « Sculpture de soi »; jusque dans ses valeurs et son mode de vie. Un homme dont on apprécie les limites et qui nous aide à grandir. Un maître, quoi.

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