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La malédiction de l'homme-machine

La malédiction de l'homme-machine

Près d'un an et deux mois avant l'élection du président américain Donald Trump, en septembre 2015, j'écrivais que ce dernier allait devenir « le candidat de tous nos malentendus » dans un essai intitulé « L'ascension de #Trump ». De tous les malentendus parce qu'autant dans la description du phénomène que dans les causes de son arrivée, tout ce que j'entendais venant de mes sources d'informations – Ici première, Ricochet, La Presse et des émissions de nouvelles satiriques à la « The Daily Show » – allait à l'encontre de mes propres perceptions, au point de goûter le mépris de classe et la condescendance de ces commentateurs politiques, chroniqueurs et amuseurs de foule. Pour y répondre je mis sur papier cette perception et fis ressortir les trois points centraux du phénomène : 1) la « fracture culturelle » opposant les possédants et les possédés; ce qu'on appelle aujourd'hui le clivage populiste/élites mondialisées, 2) la « déchéance intellectuelle » de ces élites, et 3) la « médiatisation poubelle ».

D'un seul trait je me lançais sans le savoir dans une enquête qui allait me tenir en haleine pendant des années. L'essai fortement édité paraît dans le journal numérique Ricochet en mars 2016 après beaucoup de militantisme. Il est difficile d'être entendu, lu et surtout publié, sans référence et sans diplôme pour signaler la rigueur et la pertinence du propos. Grande surprise; l'essai devenu chronique a un grand succès dans les partages et je commence à me faire un nom au Québec.

De Ricochet à Emmanuel Todd

L'enquête est pénible; il faut débroussailler beaucoup de terrain, cartographier à mesure que l'on avance et synthétiser le tout dans une description fidèle du phénomène. Je reviens aux fondamentaux de la démocratie, de l'idéal révolutionnaire et des inégalités socio-économiques, procède à quelques détours, arrive à des cul-de-sacs, puis reviens à mon point d'origine dans un essai intitulé « Real power is fear », une phrase sortie de la bouche du président. Il n'a pas chômé et il avance à visage découvert : il est en guerre économique, il menace « Rocketman » et commet ses tweets devant la planète entière. La pensée d'Arendt semble me permettre de cerner le personnage. Je procède à une description du « leader de masse » – en référence au livre « Les origines du totalitarisme »  avec l'aide de cette dernière, mais quelque chose cloche. Je ne perçois pas le climat intellectuel et médiatique de l'époque des années 1930. Je perçois la polarisation politique mais pas la rage. L'apathie et le cynisme masquent la colère et le ressentiment du peuple.

Je décide donc de miser sur la démographie et l'anthropologie avec un certain Emmanuel Todd. C'est à la fin de l'année 2018 que je découvre l'intellectuel lors d'un passage sur la télé française écouté sur Youtube – à cette époque je suis presque totalement désintéressé des médias québécois. Le choix de l'angle d'attaque est parfait et je débusque ce que Todd appelle « le virage anthropologique ». Pour comprendre la fracture sociale il faut comprendre l'évolution de la psyché devant l'avènement des GAFAMs (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). À la même époque, un second indice apparaît, je découvre Jonathan Haidt et son collègue Greg Lukianoff dans « The Coddling of the American Mind » rendant compte des désordres et de la polarisation idéologique sur les campus universitaires américains. Le constat est troublant, la société a tout fait ce qui est nécessaire pour démolir la psyché des enfants des jeunes générations : 1) une surprotection qui les empêche de développer des mécanismes pour gérer les conflits interpersonnels, 2) une idéologie académique qui encourage l'isolation, la rumination des expériences négatives et même le manichéisme des individus de notre entourage, et finalement 3) l'effet aliénant des nouvelles technologies de l'information : le smartphone et les plate-formes numériques. À partir de ce faisceau d'indices je parviens aux confluents d'une description fidèle du phénomène : les neurosciences me guideront pour la suite du chemin.

Comment la mémoire se forme

Pour Nicholas Carr – « The Shallows »  , le plus grand bouleversement du 21e siècle vient des innovations du smartphone et des plate-formes numériques. La démonstration est flagrante et elle répond d'avance aux critiques déterminés qui mentionneront comment Socrate disait la même chose après l'invention de l'écriture et des premiers supports à l'écriture. Avant d'y parvenir, nous devons par contre visualiser le processus de formation de la mémoire dans notre cerveau.

Les neurosciences nous montrent comment nous formons nos mémoires : à tous les moments où nous sommes conscient nous enregistrons des informations dans une « mémoire de travail » qui est ultra malléable. Un circuit neuronal et une cartographie se forment permettant de classer les informations sur la base de schémas que l'on peut réinterpréter quand nous y repenserons; cette capacité est nommée « la neuroplasticité du cerveau ». Pour former ces réseaux, chaque neurone impliqué, dans ses synapses – jonctions – avec d'autres neurones produit des protéines qui permettront des changements structuraux dans les cellules. L'activité neuronale produit des effets physiologiques, qui entraînent à leur tour des modifications anatomiques. Le nombre de synapses augmente et la grandeur du réseau se renforce par la répétition à court terme, puis diminue lentement avec le temps sans réactivation.

Les recherches de Carr ne sont pas sans importance car la neuroplasticité est tellement prégnante dans la cognition des individus que le médium d'accès à l'information lui-même, son utilisation en soi produit des modifications dans le système nerveux des hommes. Apprendre par la parole, apprendre par les livres et apprendre par la lecture numérique forment trois types de cerveaux différents. Pis encore, Carr fait remarquer que là où l'apprentissage par la lecture de livres vis-à-vis la tradition orale permettait de construire des individualités dotés de discours intérieur faisant penser à la hauteur d'une cathédrale, en plus de démocratiser cette capacité aux masses, la lecture numérique, l'utilisation allongée des médias sociaux et l'utilisation de tous ces outils à notre disposition ne font que diminuer notre capacité à former des mémoires qui persisteront dans la durée. Tout apprentissage devient superficiel, rapide et facilement oublié. La lecture numérique nuit à l'apprentissage en général.

Mémoire de travail et surcharge cognitive

Chacun de nous est doté d'une mémoire de travail qui nous fait fonctionner. Elle nous permet de suivre ce qui se passe dans notre journée, de suivre le fil de nos lectures, de séquencer notre emploi du temps, prévoir les prochaines étapes d'une recette ou de ne pas oublier le lait à l'épicerie. De même, afin de maximiser notre capacité à transformer les informations de notre mémoire de travail en mémoire à long terme, moins la mémoire de travail est utilisée, plus rapide et facile sera l'entreposage. Plus facile sera la schématisation et la compréhension des informations, plus rapide sera son rappel dans la mémoire de travail. Complètement à l'opposé, les smartphones et les médias sociaux nous surchargent d'informations, très souvent non-pertinentes. Partout des informations, des formes, des images, des couleurs, des sons, des hyperliens; partout nous devons faire des choix rapides et successifs qui nous enferment dans un état hébété et distrait. La mémoire de travail complètement au dépourvue nous avons développé des compétences qui vont avec le média : une capacité de réaction aux stimulis plus rapide et aussi une capacité de recherche ciblée et partielle d'informations pertinentes. Une sorte de « scan rapide » rappelant notre état de chasseur-cueilleur devant un environnement aux multiples stimulis. Cette modification n'est pas sans heurt car elle affecte directement notre capacité à lire des textes complexes, les comprendre et se les rappeler plus tard.

De la critique à l'éthique

Le constat est troublant et beaucoup se reconnaîtront à la lecture de l'ouvrage. Le fait est que le point d'accès aux informations modifie de lui-même, par l'entraînement, la neurobiologie de notre cerveau. Alors que faire pour éviter de sombrer dans cet état d'homme-machine surfant de manière semi-permanente dans le cyber-espace, perdu dans une mer d'informations et surchargé d'une pressions limitant nos capacités à retenir de l'information? Entretenir une éthique rigide en matière d'accès à l'information. Appliquer une méthode. Lire des livres chaque semaine, les annoter ou en faire des fiches, pour nous forcer à synthétiser de l'information à partir de notre mémoire de travail; limiter l'usage des médias numériques sous toutes leurs formes lorsqu'on est en processus de rétention d'informations, les utiliser pour leurs forces et non comme tout-en-un; et surtout, débrancher les voyants lumineux et les sonneries qui vous rappellent que le monde existe en dehors de votre for intérieur et font diminuer vos ressources d'attention. Notre capacité à comprendre le monde dans lequel nous sommes, comprendre d'où viennent les Trump de ce monde, et notre capacité à trouver des solutions démocratiques aux problèmes politiques actuels dépendent de l'éthique numérique à laquelle nous nous tiendrons. Sortez vos plumes, il est temps de travailler.




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