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Informations, Souverainetés, Individus

Informations, Souverainetés, Individus 

Si l'on ne peut être entièrement sûr des motifs personnels de tous ces gens que l'on décrit comme des "populistes", on peut néanmoins commencer la description en suggérant que ce sont des "hommes qui disent non". Ils disent « non! » à l'idée de dictature qui émerge des débats de société. Ils disent « non! » aux journalistes-fonctionnaires, « non! » aux politiciens-communicants, « non! » aux médias de réinformation, et « non! » à tous ces sachants, ces professeurs-idéologues qui pullulent des universités. « Non! » à ceux qui exercent le pouvoir pendant qu'eux le subissent. 

Ils savent dans leur ventre, même s'ils n'ont pas les mots pour le dire, que leur servitude est volontaire. Le diplôme ne fournit pas ce genre d’enseignement. Il faut vivre l’effet de cette charge dans sa chair, qui endurcit la peau pour tout le restant de sa vie, pour comprendre d’où vient le cri de ces gilets jaunes incompris. 

À l’heure actuelle et avec la Covid-19, l’individu est sous assaut sur tous les fronts. Les libertés individuelles sont remises en question par la souveraineté des marchés et des plateformes, mais aussi par cette tendance des États-nations à vouloir s’insérer dans la vie de ses citoyens, ainsi que dans tous les espaces discrets qui émergent des nouvelles technologies. De même, les points de tension augmentent partout sur la planète entre les diverses ligues d’intérêts mêlant acteurs étatiques, corporatifs et indépendants, suggérant que les innovations et la mondialisation ont modifiés la topologie des conflits, leur distribution spatiale, leur fréquence, leur intensité, en plus d’augmenter leur niveau d’imprévisibilité. 

Finalement, ce que les populistes demandent, à l’image des tribuns de la plèbe durant l’antiquité romaine, nous pourrions le résumer en trois point : le retrait de la présence envahissante de l’État dans les choix individuels, la fin de l’insécurité culturelle, économique, sanitaire, et surtout la prise en compte de la plèbe par les sachants; le sentiment d’être reçu en égal, d’être écouté, d’être entendu, d’être pris en estime, d’être accepté et inclus dans la construction d’un monde sans fin. Le besoin de former société. 

Penser l’art de la guerre, de la violence à l’information 

La crise économique et sanitaire qui accompagne le contexte politique actuel impose la prudence dans les analyses et les prédictions. Les projections de risque dans les contextes de guerres et de pandémies montrent généralement que le risque multiplie de manière exponentielle plus on se projette loin dans le temps car l’absence de preuve de risque ne veut tout simplement pas signaler la même chose que la preuve d’absence de risque. Pour l’expert en risque Nassim Nicholas Taleb (Fooled by Randomness, The Black Swan), ces variables inconnues ont un impact disproportionné, non-linéaire, sur les dynamiques où elles entrent en jeu. C’est dans ces inconnus, ces impensés, ce qu’on appelle une « queue longue » (fat tail) dans les sciences probabilistes; dans les asymétries que ces phénomènes cachent, que se trouve le danger, pas dans ce que nous voyons de l’objet de l’analyse de risque. Ces asymétries expliquent par exemple le principe de précaution qui est présent en santé publique. 

Plus particulièrement, quand on analyse la réaction des gouvernements et leur succès relatif dans leur lutte contre le SARS-CoV-2 partout sur le globe, les méthodes de protection des personnels hospitaliers, les protocoles et techniques de dépistage, les soins et les thérapies, les structures de gouvernance des cellules de crise, les stratégies de confinement et de dé-confinement plus ou moins appliquées et coercitives, les modèles informatiques développés par les experts et les tactiques de communication de crise déployées devant les médias, on est forcé à admettre que la situation actuelle est une situation d’exception. Cette situation d’exception s’ajoute à la guerre économique et aux autres conflits globaux qui s’intensifiaient déjà depuis un bon moment. Ce combat contre un virus est aussi une course contre les autres économies mondiales, une chasse au trésor pour des industries, des occasions d’affaire pour des entrepreneurs, des fins de carrière et la possibilité de se redéfinir, des tragédies familiales et la formation de réseaux de soutien, et surtout, une crise sociale hors norme montrant les limites de l’État-nation et la voracité des entités gargantuesques pour le capital, les réserves d’énergie de notre planète, la sueur sur notre front et toutes les informations de notre vie privée. Pour Carl von Clausewitz, « La guerre est donc un acte de violence dont l'objet est de contraindre l'adversaire à se plier à notre volonté. (...) son usage n'est limité par rien; chacun des adversaires impose à l'autre sa loi, d'où découle une interaction qui ne peut manquer, conformément à l'essence du sujet, de mener aux extrêmes. » (De la guerre). Dans les sociétés mondialisées, la violence tend à se retirer des espaces « publics » vers des « espaces de non-droits » où la loi et les institutions n’ont ni d’yeux pour voir, ni de mains pour agir. Mais si l’image même de la violence se tarit dans nos sociétés, comment donc décrire cette guerre d’un nouveau genre? 

Pour James Dale Davidson et Lord William Rees-Mogg (The Sovereign Individual, 1997), il faut monter d’échelle; monter de la « politique » à la « mégapolitique » qui l’englobe par-delà les eaux du fleuve d’Héraclite et crée une vision d’ensemble. Cette mégapolitique guerrière se définit par l’ensemble de quatre réalités intemporelles dans la croissance de l’humanité et l’expérience de la guerre: 

1) la topographie 

2) le climat 

3) les pathogènes 

4) et le plus important la technologie. 

Ces quatre facteurs sont aujourd’hui en pleine transformation, ce qui rend leur impact encore plus difficile à prévoir. Tout d'abord, à la géographie des frontières terrestres nous devons désormais ajouter le cyberespace, les orbites des satellites et les câbles de fibre optique situés aux fonds des mers. Une multitude de couches d’infrastructures et de réseaux construits pour et par les outils humains, qui s’empilent sur nos sols et s’accumulent dans l’espace, qui font rouler la machine et permettent à la société de fonctionner. De même, nulle ne remettra en question les changements climatiques pour leurs effets concrets, mais beaucoup d'États-nations ne verront pas du tout d'un mauvais œil que leurs terres arables gagnent plusieurs semaines de climat tempéré par année. Plus près de nous encore, la pandémie démontre la puissance des pathogènes dans un monde mondialisé; capables de faire arrêter des économies entières. Finalement, l'impact de la technologie, le nerf de la guerre, ne peut qu'être constatée avec la montée en puissance des GAFAM américaines (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ou des BATX chinoises (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), devenues en moins de deux décennies les entreprises parmi les plus capitalisées au monde, de dimension quasi-étatique et capable de revendiquer des formes de souveraineté que l'on croyait réservées aux États-nations. 

Les technologies de l’information dans l’espace 

Plus spécifiquement, la technologie comme élément mégapolitique a subi plusieurs évolutions récentes : A) avec l'arrivée des plateformes, la fin des grandes industrielles sous-performantes et la montée en flèche des coûts pour projeter sa puissance militaire, les États-nations ne peuvent plus occuper autant de territoire qu'avant. S’ils peuvent encore projeter leur puissance ils ne le peuvent que pour un moment circonscrit dans le temps. Le temps n'est plus à l'offensive des infanteries de conscrits de l'ère industrielle et des tranchées des guerres mondiales, mais plutôt celui de la défensive, du repli vers la métropole. Le temps de l'explosion des fédérations et ententes bilatérales qui ne garantissent plus assez de bénéfices en fonction des coûts associés. Le temps est celui des « ligues d’intérêts » rappelant l’état confus de la Renaissance italienne et les condottieres. Le reflet élargi des retournements d’alliances quotidiens que nous voyons aux Moyen-Orient et qui rendent confus les observateurs politiques habitués à commenter des matchs avec des uniformes et des logos. 

B) À l'époque des guerres mondiales la qualité du soldat était à l'image d'une chaîne de montage : entraînement, uniforme, équipement, instruction, tout était standardisé comme à la sortie de l'usine. Tout à l'opposé, l'époque actuelle est celle du grand jeu de l'espionnage, des hackers, des innovateurs, des entrepreneurs, des espions, des bandits, des mercenaires et des individus souverains. La spécialisation et la multiplication des agents de la mégapolitique mondiale augmentent les inégalités entre les individus, qu'ils soient cognitifs, économiques ou sociales. Plusieurs rôles et schémas d’existence se superposent ainsi sur le corps des individus. Des rôles qui impliquent une complexification incessante des relations entre les agents et leurs secrets, les utilisateurs et les plateformes, puis les citoyens, les entreprises et l’État. 

C) Les économies d'échelle dans l'application de la violence ont rendu possible les guerres mondiales du 20e siècle, mais les coûts associés à l'application de cette violence ont depuis explosés en plus d’avoir un coût social et politique immense, garantissant des représailles de la communauté internationale dès que l’information serait partagée par les ondes médiatiques. La petite guerre, la guérilla, peut mettre en échec une force de frappe comme celle des États-Unis, nous l’avons vu plusieurs fois depuis la guerre du Vietnam. Aussi, la singulière présence des corporations et des individus souverains dans l’établissement des affaires courantes – ou d’exception - , ainsi que le poids de l’économie et de l’information dans le traitement de la « guerre » sont des réalités qui font de plus en plus irruption dans l’actualité. L’affaire Khashoggi, son meurtre dans l’ambassade saoudienne et la communication médiatique de l’information par les services secrets turcs, est le portrait-type de cette réalité. 

D) Avec les traités de libre-échange et la délocalisation des chaînes de montage, les économies d'échelle pour la production industrielle centralisée et verticale, concentrée sur un territoire, ne sont plus au rendez-vous, ce qui rend plus attrayant les sous-contractants mis en concurrences entre-eux au-delà des frontières nationales. Les immenses masses salariales soumises aux diktats des lois travail et des structures bureaucratiques foisonnantes de fonctionnaires syndiqués sont tout simplement trop lourdes à supporter pour affronter des acteurs économiques de portée globale. 

E) Avec les micro-processeurs et les plateformes qui inondent le marché depuis plusieurs décennies, nous sommes arrivés à mettre dans les mains de presque tous les individus sur terre une mini-usine capable de « créer de la richesse » sans autre ressources que de l'énergie et la créativité humaine. La dispersion de la technologie numérique est un événement aussi important dans l'histoire de l'humanité que la révolution de la poudre à canon qui permet de transformer chaque humain en soldat surpuissant capable de mettre à terre un chevalier en armure. Avec un simple téléphone cellulaire, les fortunes se forment et les carrières se brisent. La foule acclame ou affûte ses piques. Tous ces changements pris ensemble mettent en lumière un double-mouvement dans la « géopolitique mondiale » : 

1) la perte d'efficacité de l'action politique au détriment de l'action économique et 

2) la commercialisation de la souveraineté; ce double-mouvement rendant possible l'apparition des Individus souverains (Bill Gates, Warren Buffet, Georges Soros, Elon Musk par exemple) comme agents capables de liguer des intérêts et promouvoir des entreprises de toutes sortes, de portée mondiale, en plus de remettre au centre du débat le concept de souveraineté associé à un nouvel objet économique : l’économie des plateformes et le « Stack » qui constitue l’incarnation physique de ce nouvel objet. 

Qu'est-ce que la guerre de l'information? 

Ce n'est pas parce que le coût de la projection de la violence à l'étranger a explosé que les États-nations s'en retrouvent les pieds et mains liées. Pour Davidson et Rees-Mogg il est évident que les États-nations tenteront par tous les moyens de garder intact ce monopole de la violence et feront tout ce qu'ils peuvent pour éviter la fuite des Individus souverains – leur personne, leurs capitaux, leurs entreprises et les taxes associés – du marchandage à l’extorsion. De même, les champs de bataille ne sont plus les mêmes qu'à l'époque des bombes atomiques et de la mitrailleuse : le théâtre de guerre est dans l'économie, dans les médias, dans la culture et dans la transmission de l'information. Il est impératif de modifier notre perception des conflits guerriers afin de voir venir les assauts qui ne tardent pas à arriver les uns après les autres. De la Grèce, prise sous les vagues de migrants-envahisseurs, envoyés par le régime islamiste turque, à la perte de souveraineté nucléaire des Français via le rachat de la firme d'entretien des turbines de réacteurs nucléaires du porte-avion Charles-de-Gaulle par General Electrics, une firme américaine, les actes d'agression économique se multiplient depuis quelques années, mais personne ne parle de ces actions dans les médias de masse comme des « actes de guerre ». Pourtant, les États-nations encore puissants comme la Russie, le Japon et les États-Unis sont arrivés à mettre au point des stratégies pour contrecarrer les effets de la révolution de l'information. Plus récemment encore, durant les débuts de la pandémie plusieurs États-nations ont carrément détournés des chaînes d’approvisionnement pour leurs propres intérêts nationaux. 

Pour arriver à acheter la firme d'entretien des turbines de réacteur appartement à Alstom, fleuron de l'industrie française, les États-Unis, tel que raconté par une victime collatérale, Frédéric Pierucci dans « Le piège américain », ont utilisé une stratégie alliant 

1) le pouvoir exécutif américain 

2) les agences gouvernementales 

3) des intérêts corporatifs de grands capitalistes américains pour arriver à leurs fins. 

C’est ce qu’on appelle en euphémisant « l’extra-territorialité du droit américain ». La NSA (National Security Agency), capable de recueillir des informations provenant de partout sur la planète avec les programmes d’espionnage dénoncé par Edward Snowden, reçoit une alerte pour chaque contrat gouvernemental planétaire de plus de 100 millions de dollars américain. Le département d'État (State Department) et l'exécutif sont mis au courant du nom des firmes étrangères qui font une soumission pour ces contrats pendant que les agences américaines (IRS, NSA, FBI, CIA) enquêtent sur les firmes étrangères. Ils envoient ensuite tout ce qu'ils trouvent au département de la justice afin de monter un dossier judiciaire contre les firmes qui seraient trop « compétitrices » face aux firmes américaines. De leur côté, les entreprises américaines poursuivent les firmes concurrentes devant des tribunaux de commerce pour concurrence déloyale. Ces stratégies concertées, utilisant souvent des prises d’otages cautionnés par le droit (comme le gouvernement japonais à l’encontre de Carlos Ghosn ou le gouvernement canadien à l’encontre d’une vice-présidente de la compagnie chinoise Huaweï) forment une matrices de l’espace de guerre informationnelle liant 1) l’économie, 2) le droit, 3) l’information, à des actes d’agression économique. L’accès aux informations permet de gérer le droit qui gère à son tour l’économie. Partout le politique tente de rééquilibrer les manquements et partout le citoyen subit cette mégapolitique des corps. Ce que Michel Foucault appelait une « nouvelle biopolitique des corps ». 

La guerre contre le virus 

L'année 2020 a débutée avec une rumeur qui prît des dimensions mondiales. Un virus chimère, un coronavirus habitant la flore microbienne d'une chauve-souris, fût transmis à un mammifère, possiblement un pangolin, où il a muté avec un second virus, pour être ensuite transmis à un humain quelque part dans un « wet market » (marché public) situé au cœur de l'Empire du milieu au Wuhan. Malchance! La série de mutations qui a rendu possible la transmission du virus à un humain a rendu aussi possible la transmission entre les humains. La rumeur apparaît sur Reddit et quelques médecins chinois tirent l'alarme en décembre; le virus serait déjà propagé au point d'envoyer des dizaines de patients infectés à l'urgence. Le régime communiste chinois est lent à réagir et attend après les fêtes de fin d'année pour sortir les grands moyens. Trop tard. À peine six semaines depuis le début de la contagion la pandémie est effective. Trois mois plus tard, toute la planète est touchée. À titre de comparaison c'est en six mois que la grippe espagnole a traversé la planète en 1918. La mondialisation rend la transmission de virus, d'idées et d'informations plus rapide... jusqu'à se demander si la transmission est instantanée. 

La guerre contre ce virus a plusieurs fronts. C'est une guerre d'informations, une guerre économique et une guerre industrielle. 1) Informations : étudier le virus sous tous les angles. Sa transmission, le niveau de contagion, sa létalité, ses effets physiologiques, comment le dépister, comment traiter ses symptômes, quelles stratégies sanitaires à adopter par la santé publique pour éviter les morts et quels moyens à mettre en œuvre pour enrayer la pandémie. 2) Économique : pendant que nous combattons la pandémie les économies sont presqu'à l'arrêt et il est impératif de concevoir des moyens comme des douanes sanitaires, des polices sanitaires et des réseaux de redondance afin de prévenir tout autant la contagion et que la mortalité, sans oublier le possible effondrement des chaînes d'approvisionnement et des économies nationales. 3) Industrielle : les effets pathologiques du virus demandent des ressources en quantités industrielles. Des masques chirurgicaux, des masques-filtres à particules fines, des gants, des médicaments, des blouses et tout l'équipement nécessaire dans les traitements et les thérapies. 

Écrit en 1997, Davidson et Rees-Mogg prédisait à travers leur analyse de la mégapolitique de la fin du 20e siècle l'âge de l'Individu souverain en complément de « la fin de l'histoire » pour les États-nations. Je n'irais pas jusque là puisque je ne crois pas qu'il soit possible d'immuniser un territoire à certaines menaces – par exemple un virus – sans l'action des États-nations pour mettre en action un bien public. Aux États-Unis, la santé est réifiée comme un « bien » et non un « bien public ». Cette marchandisation de la santé signifie la mort pour le peuple qui subit les dégâts de la vie. Bien que l'on voit très bien le repli des États-nations vers leurs centres urbains et que l'on voit les services publics être délaissés partout ailleurs, c'est face aux tragédies que les humains ont tendance à montrer le meilleur d'eux-mêmes. 

Ce jeu entre les Individus souverain, les États-nations et les nouvelles menaces du 21e siècle nous imposent de changer notre perspective des affaires publiques. Ce faisant, on se rend compte que les idéologies comme le puritanisme intersectionnel, le millénarisme écologique et le dogmatisme marxiste sont des reliques du passé : les symboles de la corruption et de la médiocrité ambiante du milieu. Des signalements de vertus pour les bobos des cités privées. De même, on voit aussi poindre à l'horizon une série de crises qui frapperont les États-nations les moins à même de répondre aux besoins des individus, qu'ils soient souverains ou nationalistes. Le plus important reste cependant de comprendre comment décrire ces plateformes derrière la nouvelle biopolitique des corps. 

Marchés, États, Plateformes et Souveraineté 

Si nous demandons à un économiste de décrire rapidement ce qu’est un « marché », il vous dira que c’est un moyen d’allocation de ressources en fonction des capitaux détenus par les producteurs et les consommateurs ou quelque chose dans le genre. De même, si nous demandons à un professeur de philosophie politique de décrire ce qu’est un « État », il vous parlera de la sommes des pouvoirs, savoirs et institutions assurant le bien public, la propriété et le droit. Si le professeur aura lu la dernière leçon de Michel Foucault, il utilisera la formule de « biopolitique des corps » mentionnée plus tôt. Qu’en est-il de ce nouvel objet appelé « plate-forme »? Pour Benjamin H Bratton (The Stack, On Software and Sovereignty, MIT Press, 2015) professeur de design et théoricien du « Stack », les plateformes fonctionnent en agrégeant de manière temporaire des données, des biens, des services, des utilisateurs, des capitaux, pour les segmenter et les redistribuer dans les réseaux de la plate-forme partout sur la planète. En fonctionnant comme concentrateur, trieur et distributeur, la plate-forme ajoute de la valeur à ce qu’elle rassemble, en plus d’ajouter de la valeur à la plate-forme elle-même. Les plate-formes « peuvent être un appareil technique concret ou un système alphanumérique; elles peuvent être matérielles (hardware) ou numériques (software), ou être de combinaisons variées » (The Stack) et sont déjà présentes partout autour de nous. De plus, Bratton ajoute que les plateformes possèdent une logique institutionnelle qui ne se réduit pas à celles des États ou des marchés, : « Les plateformes peuvent être basées sur la distribution globale d’interfaces et d’utilisateurs, et en ceci les plateformes ressemblent aux marchés. Au même moment, la coordination programmée de cette distribution renforce leur gouvernance des interactions qui sont échangées et capitalisées à travers elles, et en cela les plateformes ressemblent aux États. » (The Stack). Cette logique quasi-étatique se réfère au système logique et abstrait de la plate-forme, mais aussi à « cette tendance de la part de certains systèmes et processus sociaux de se transformer eux-mêmes en fonction des besoins des plateformes qui peuvent les servir et les supporter, autant en avance qu’en résultat de cette participation. » (The Stack). 

Ces plateformes forment autant « l’armature » que les « processus » pour se conformer à elles. Ainsi, ce que Bratton appelle « le Stack »; la première construction accidentelle de dimension planétaire rassemblée en six couches de matière et d’information, de la croûte terrestre à l’orbite terrestre, « c’est une plate-forme, ou plus précisément la combinaison de plateformes » où les logiques de gouvernances dérivent de la logique des plateformes, qui elles-mêmes découlent des contextes de la méga politique guerrière. Les six couches de cet assemblage cyclopéen : 1) la terre, 2) le « cloud », 3) la ville, 4) l’adresse, 5) l’interface et 6) l’utilisateur sont dits « accidentels » parce que non pensés dans leur globalité, seulement dans leur localité spatiale et temporelle. À travers les enchevêtrements de ces divers réseaux et infrastructures construits par plusieurs générations d’humains, en suivant la logique programmatique des plateformes et le flux informationnel qu’elle implique, nous ne pouvons que voir apparaître le pouvoir souverain qui réside à l’intérieur de ces constructions. La terre et ses dépôts de terres rares et de ressources énergétiques convoitées par des États, des Corporations et des acteurs de toute sorte. Le « cloud », l’information en onde, qui se transmet sur des serveurs physiquement localisés sur des territoires couverts par des lois… et la possibilité d’espionnage qui vient avec cette réalité. La ville, sa densité et sa mobilité qui augmentent dramatiquement la croissance économique… autant que les inégalités et les risques de désastre sanitaire, environnemental, économique. L’adresse, cette donnée oubliée qui implique que l’autorité d’un État, d’un marché ou d’une plate-forme, dépend surtout de sa capacité à nommer le réel et les acteurs qu’ils gèrent… qu’ils soient des utilisateurs humains, des automates-grille-pains ou des biens de consommation. L’interface qui existe pour l’utilisateur et le développeur, comme multiples point d’accès aux réseaux soutenus par le Stack. Finalement, l’utilisateur, cette figure du nouveau continent technologique, vivant dans les espaces discrets, façonné par la biopolitique des États-nations, des marchés… et des plate-formes souveraines. Partout dans ces couches du Stack nous pouvons percevoir des réseaux d’informations s’infiltrant dans les espaces discrets ou physiques, reliant divers interfaces utilisés par des utilisateurs, ayant chacun une adresse, construit et maintenu en fonction grâce à la chaîne d’approvisionnement de minerais et d’énergie, siégeant dans des énormes centres de données en plein milieu des villes ou dans le cloud. 

Au final, Bratton nous dévoile ce que nous promet le futur proche, mais aussi notre présent. C’est en découvrant l’importance dramatique des plateformes, que les États-nations sont obligés à devenir eux-mêmes des plateformes, tout autant que les plateformes des GAFAM et BATX ont tendance à revendiquer le statut étatique, par exemple en créant leur propre monnaie virtuelle, en s’installant dans des zones économiques protégées et en commerçant leur propre souveraineté avec des paradis fiscaux. 

Le « Stack » que l’on voudrait avoir 

Tocqueville nous prévenait de la tyrannie de la majorité comme d’une menace constante envers la démocratie. De même, l’œuvre d’Hannah Arendt agit comme une alarme signalant la crise de la culture, l’atomisation des masses et les dangers des régimes totalitaires. D’une certaine façon, l’avènement des plateformes dans l’histoire du monde agit comme ce moment où la presse de Gutenberg et l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert contribuent à la démocratisation de l’écriture, de la lecture et du savoir pour toutes les couches de la société, tout en déstructurant ces couches; en les supprimant et en mettant fin au mythe de l’aristocratie au sang bleu. Le pouvoir des plateformes est du même ordre. Il est de mettre à la portée de tous l’accès au marché mondialisé, modifiant les rapports entre les Individus et l’État, entre les Individus et les marchés, puis en multipliant les espaces de souveraineté. C’est une opportunité et un calvaire à la fois. Force est d’admettre qu’un citoyen comme Bill Gates est capable de s’adouber d’une souveraineté quasi-totale, au point de gérer des campagnes de vaccination continentales ou d’avoir une banque de capitaux, d’utilisateurs, de données et des infrastructures de dimension pluri-étatique. 

Le citoyen moyen, lui, n’a pas cette protection. Il n’a que l’État-nation a revendiquer, ses forces énergétiques, sa créativité et sa capacité à former des réseaux d’entraide et d’informations. Épicure nous enseigne de cacher sa vie et de vivre la philosophie du Jardin et c’est bien là que se cachent les amis des populistes; apathiques devant la capacité des Corporations à gérer la souveraineté des plateformes pour le bien commun et cyniques quant à la capacité à l’État de définir ce bien commun, les Individus atomisés sortent des réseaux humains que nous connaissions comme « les médias de masse, la politique et les institutions publiques » pour envahir d’autres espaces… certains discrets et d’autres moins. Des figures charismatiques mènent par l’exemple, elles forment des micro-sociétés qui tentent de résister à la délocalisation des sociétés. Pour la majorité, l’inertie du système politique et la force de ces changements est impossible à comprendre et percevoir. Les Individus sont du jour au lendemain sans emploi et sans fonction, remplacés par un robot, un algorithme, une usine à travailleurs pauvres indienne ou leur profession devient tout d’un coup illégal, par décret politique… ou à cause d’une pandémie. 

D’autres réseaux politiques profitent plutôt du désordre social pour mettre à l’avant des stratégies totalitaires marxistes, intersectionnelles, écologistes, sanitaires, pour faire capitaliser la crise en fonction de leurs intérêts idéologiques. Chez les fonctionnaires, chefs syndicaux, politiciens et autres professionnels du monde d’avant, la réactivité est quasi-absente et plutôt dans le déni. Chaque bureaucratie créant plus de bureaucratie, les comités de décision accouchent de procédures et protocoles finissant par créer une technostructure étatique trop complexe pour être utile ou efficace dans son autorité. Les mensonges, ignorances, contradictions et catastrophes se multipliant, c’est le festival des parapluies pour éviter la responsabilité des faillites, comme dans le cas de la réponse de santé publique face au SARS-CoV-2. L’État, les marchés, les plateformes; la peste, le choléra, Ebola. L’Individu est planté dans un décor cyberpunk futuriste mêlant les classiques de la science-fiction et les dystopies effrayantes. Ce « Stack que nous avons » qui est par nature fluide, infini mais fini sur terre, instable et qui multiplie les espaces de tensions et de souveraineté, est toujours en construction. Les logiques qu’il manifeste ne sont pas absolues et sans possibilité de redéfinitions futures. Chaque poche de souveraineté permet aux Individus de former ses propres réseaux, de partager des Informations, de revendiquer certaines Souverainetés devant l’État-nation, les corporations et les individus souverains. Avec les réseaux sociaux que l’on forme on peut construire une commune d’idées, de projets, de programmes; des plateformes à hauteur humaine qui sont locales et agissent en fonction du bien commun. C’est dans ces associations, ces entreprises, ces guildes et ces solidarités alternatives que se retrouve la force des populistes. 

Le Jardin épicurien est déjà partout explosant de diversité car ce que les journalistes-fonctionnaires appellent la crise des médias est la crise de leurs médias, ce que les professeurs-idéologues appellent la crise de la culture est la crise de leur culture et ce que les politiciens-communicants appellent la crise de la politique c’est la crise de leur politique. Le populiste vit cette vitalité jaillissante en parcourant les ronds-points garnis de gilets jaunes et cherchant à former des bouquets de sociétés. De son côté, le crédule vocifère en paniquant car il regarde par la fenêtre des médias de réinformation, entend la voix des professeurs-idéologues, regarde l’image des journalistes-fonctionnaires et croît la parole des politiciens-communicants. C’est ainsi, que les Individus se retrouvent encerclés par divers systèmes et mécanismes qui fonctionnent autant comme des propositions innovantes que des possibilités futures effrayantes. C’est le pouvoir de l’Individu de pouvoir faire circuler l’Information et faire générer de nouvelles Souverainetés : les banques du peuple, les monnaies cryptées et locales, les plateformes d’échange nationales, les infrastructures gérant le bien commun, peuvent exister sous plusieurs formes juridiques et politiques. C’est à nous de construire celles dont nous aurons besoin pour demain, mais commençons par notre propre Jardin.

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