Crise des médias ou crise du format?
Cela fait maintenant
trois ans que je vis presqu'isolé du bruit médiatique québécois.
Presque, car l'écho des guerres de clochers parvient néanmoins
jusqu'à mes oreilles, sensibles autant à la bêtise qu'au format
donné par les appareils médiatiques dominants sur la scène
québécoise. L'accès à Internet et aux plate-formes de partout sur
la planète me donne l'opportunité de me soustraire à ce que je
considère généralement être du mauvais contenu mis en ligne pour
vendre du papier et du temps d'attention. Toutefois il m'arrive de
syntoniser quelques minutes Ici première, Qub ou la radio de Cogeco,
le temps d'un périple automobile vers la bibliothèque nationale de
Montréal (BANQ). La dernière fois, je tombe sur un petit bobo assez
huppé des cercles du Plateau qui mentionne à quel point une
nouvelle du journal anglais « The Guardian »
l'interpellait : il semblerait que le journal, à l'image du
quotidien français « Le Monde » s'est rendu compte d'un
phénomène vraiment étrange, que les lecteurs de nouvelles en ligne
ne cliquent pas et ne lisent pas les articles courts ou surnommés
« clickbaits », mais qu'en revanche lorsqu'on parle de
leurs articles « long reads » on fait exploser le
compteur... Pour un bobo-urbain-éduqué, ce phénomène est étrange
parce que le mantra marketing est que monsieur madame tout le monde
souhaite du contenu pré-mâché et court, à l'image des trois
grandes radios parlées au Québec ou des principaux quotidiens papiers. Personnellement, je dis que
croire à ce mantra c'est la première marque du
mépris de classe de ces cercles présumés érudits, mais passons.
À l'image de ce qui s'est produit chez moi, des milliers de
Québécois quittent chaque année les plate-formes médiatiques
québécoises, au point où le modèle d'affaire de ces médias, basé
sur l'achat de publicités, ne fonctionne plus, et que le
gouvernement doit subventionner leur survie avec l'argent des contribuables. Les
médias québécois seraient donc en crise depuis l'émergence des
GAFAMs (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et la seule
solution serait de faire de nos médias une caste de rentiers.
Quelle erreur monumentale.
Comment parlez des
médias et de l'information en 2020
Tout d'abord, avec
chaque nouvelle innovation sur Internet ou dans les technologies
connexes, nous créons de nouvelles « niches de consommation »
où des personnes vont se regrouper pour assimiler du contenu (lire,
écouter, regarder), partager ou créer eux-mêmes du nouveau
contenu, et possiblement capter l'attention de nouvelles personnes
qui sera monétisée par les compagnies hébergeant le contenu.
Pour mieux saisir comment cette chaîne de consommation, de contagion
et de création de contenus divers fonctionne, quelques définitions.
Point d'accès
physique : pour pénétrer dans l'univers d'Internet, un nouvel
espace qui est sans limite physique, tout en étant présent partout
autour de nous par ses infrastructures, nous devons posséder un
point d'accès physique. Par exemple, pour utiliser l'autoroute, nous
avons besoin d'un véhicule et pour faire fonctionner un grille-pain
nous avons besoin d'une prise électrique reliée au réseau
d'Hydro-Québec. C'est par ce point d'accès physique que nous
pouvons « surfer » sur des plate-formes numériques et
ainsi accéder à des types de contenus divers.
Plate-formes
primaires ou système d'exploitation : grâce au point d'accès
physique (smartphone, tablette, ordinateur, télévision, radio) nous
pouvons accéder à diverses plate-formes qui peuvent être primaires ou secondaires. La plate-forme primaire est indispensable pour
arriver à une plate-forme secondaire, qui sera spécialisée dans
l'offre des types de contenus (souvent payant). Les systèmes
d'exploitation pour les ordinateurs (Windows, macOS, Linux et aussi les Chromecast de Google) sont
des plate-formes primaires. Chez les smartphones et les tablettes,
nous avons aussi la présence de Google (Android), Apple (iOS) et
Microsoft (Windows). Pour les « smart tv », le système
d'exploitation s'appelle « Roku » et permet d'accéder à une panoplie de plate-formes secondaires.
Plate-formes
secondaires ou l'univers logiciel et numérique : à partir des
plate-formes primaires, on peut entrer sur d'autres plate-formes, et
les points d'accès peuvent se multiplier, avec des liens entres les
diverses plate-formes numériques ou logicielles. Par le système
d'exploitation Android (plate-forme primaire), sur mon smartphone
(point d'accès physique), j'ouvre mon navigateur Google chrome
(plate-forme secondaire et logicielle) et j'accède au site internet
de France Culture (plate-forme secondaire et numérique) afin
d'écouter l'émission « Répliques » d'Alain
Finkielkraut (un type de contenu radio accessible sur Internet). De même, je peux
télécharger l'application de France Culture directement sur mon
smartphone et ainsi m'éviter de devoir utiliser entièrement une
plate-forme (ici le navigateur Google Chrome).
Tout l'univers
Internet et du « Worl Wide Web » est construit autour de
ces structures discrètes dans lesquels nous « surfons ».
Ainsi, chaque utilisateur est amené à visiter des recoins, trouver
des nouvelles sources de contenus, tenter de trouver des avantages en
matière d'information ou de consommation, et, pour certains, jusqu'à
tenter des expériences pour déstabiliser les systèmes ou profiter
des autres utilisateurs. Comme dans le vrai monde, le « cyber-espace »
est un endroit où la sécurité est une valeur relative et non un
absolu kantien.
La crise des médias
au Québec?
Ainsi, en prenant
compte des termes plus haut nous devons comprendre une chose
importante : ce qui s'est produit avec les GAFAMs et les
nouvelles technologies de l'information dans la première décennie
du 21e siècle, c'est la démocratisation de l'espace
numérique québécois; le désenclavement de l'opinion publique;
l'explosion du monopole médiatique québécois. Le contenu gratuit a
détruit le modèle d'affaire des médias québécois; il l'a rendu obsolète. L'histoire de
ce fait historique est magistralement mis en perspective par Tim Wu
dans « The Attention Merchants », qui remonta jusqu'au
19e siècle la trace de ces corporations géantes qui
utilisent les innovations technologiques en matière de médias afin
de pouvoir capter l'attention des individus, leur proposer des
objets de consommation et engranger les bénéfices des publicités.
La guerre de
l'attention
C'est une histoire
avec beaucoup d'argent à la clé que de pouvoir monopoliser
l'attention des gens. Les humains sont des systèmes ouverts qui
construisent leur vie en assimilant de l'information (et de la
nourriture), et les premières guerres de l'attention furent des
guerres religieuses, pour que les individus consacrent leur vie à
celle de divinités. Le récit de Wu, au sujet des « vendeurs
d'attention » met en valeur un phénomène cyclique dans le
temps : dans toute innovation en matière de médias il est
impératif de devoir jongler entre la qualité du contenu et le
besoin d'être financièrement solvable. Que cela soit chez les trois
principales compagnies américaines (NBC, CBS et ABC) ou aujourd'hui
avec les GAFAMs, partout se reproduit la même guerre commerciale
pour capter l'attention des individus afin de la revendre. Et ces
compagnies doivent sans arrêt jongler entre les effets négatifs de
la publicité et la qualité du contenu, à défaut de quoi les
utilisateurs iront chercher ailleurs.
Le modèle d'affaire
implique le format
Pour vendre de
l'attention, l'ancien modèle publicitaire (encore utilisé au
Québec) implique de segmenter les temps dans les médias pour
maximiser l'offre de contenu, faire plaisir aux types de clientèles
visées et toucher le plus de gens possible. Pour y arriver,
l'industrie actuelle fonctionne par formats de 2-3 minutes pour un topo
d'informations, 5 à 15 minutes pour une entrevue, 30-60 minutes pour
une émission,etc. De même, dans les médias écrits, presque partout l'on
demande du 700 mots et moins, voir même du 500 mots ou du 300 mots.
Dans tous les cas, l'offre actuelle est équivalent à une nourriture
beige pré-mâchée où les créateurs de contenus se répètent
entre-eux et où le consommateur se retrouve berné; il revoit sans
cesse les mêmes scènes jour après jour à l'image d'un vaudeville
sensé représenter la réalité de l'information.
Cela fait donc trois
ans que je suis parti pour des contrées inconnues. À partir de mes
points d'accès Internet il m'est possible de joindre la plate-forme
« France Culture » via mon navigateur Google, de
communiquer et connecter avec des professeurs de philosophie ou des
entrepreneurs via Facebook, de regarder des conférences de la Santa Fe institute présentées par des physiciens des systèmes complexes sur Youtube, de suivre intensément
les rentrées littéraires de France et des États-Unis en magasinant
via Amazon, et finalement de créer du contenu alternatif suivi par
quelques centaines de lecteurs avec ces mêmes plate-formes. À partir
de mes points d'accès réseaux j'ai pu former mon propre réseau et accéder à des
nouveaux réseaux pour échanger de l'information, former des
amitiés, capter un public et recevoir de l'aide financière dans des
moments difficiles. Ce que les professionnels des médias appellent
« la crise des médias » est, pour moi et avant tout, une
crise du modèle d'affaire et du contenu offert par ces médias de
masse, qui est le résultat de la démocratisation de l'accès aux
réseaux d'information. Cette « crise » est plutôt le
moment dans l'histoire où ont émergé et émergent chaque jour de
nouvelles plate-formes rendant possible la mise-en-lien dont je parle
ici. Cette crise, permettra,pour les plus innovateurs, de créer des
plate-formes de contenus payants et de qualité comme Netflix et
Amazon Prime, de créer des modèles d'affaires financés par les dons
et pour le bien commun, comme Wikipedia, ou sera le moment idéal
pour quelques mauvais chroniqueurs et journalistes de soutirer des
rentes étatiques afin qu'ils maintiennent leur niveau de vie de
bobos-urbains-éduqués. Je préfère les deux premiers modèles...
et vous?
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