« Fidèles à leurs méthodes, les patriciens ont passé trois mille partisans du second des Gracques au fil de l'épée. Puis ils ont jeté ces cadavres dans le Tibre comme cela avait été le cas, on s'en souvient, pour Tibérius. La dot de la veuve de Caius fut confisquée. Les patriciens lui ont interdit de porter le deuil, à elle comme à toutes les épouses des combattants; ils ont vendu leurs biens pour des sommes reversées au Trésor public; ils sont allés chercher ce jeune homme venu proposer la paix avec son caducée afin de consciencieusement le mettre à mort; ils eurent même le cynisme d'édifier ensuite un bâtiment pour fêter le massacre et de le dédier... à la Concorde! Plébéiens de tous les pays, unissez-vous! »
- Michel Onfray, Sagesse, Troisième partie « Le Monde, une écosophie des choses », Chapitre 2 « Agir, la cervelle en plomb de Caius Gracchus, Faut-il s'occuper de politique? »)
Le chapitre le plus
magistrale du troisième tome de la « Brève encyclopédie du
monde » de Michel Onfray s'ouvre sur la vie de Cornelia, veuve
du consul Tiberius Sempronius Gracchus et mère de deux garçons :
Tiberius et Caius Gracchus. Grâce à une éducation accomplie et un
caractère hors norme, Cornelia forma les deux figures plébéiennes
les plus marquantes de l'antiquité romaine. Encore à l'époque, la
société est contrôlée par les patriciens :
« La société romaine du temps de la République n'est pas démocratique au sens que nous donnons aujourd'hui ce terme. Elle est bien plutôt aristocratique, car c'est une poignée de sénateurs issus des grandes familles descendants des rois étrusques fondateurs de la ville qui détiennent le pouvoir. Au Vième siècle avant notre ère, on connaît une cinquantaine de familles patriciennes entre les deux guerres puniques, au IIIième siècle, trois ou quatre grandes familles seulement détiennent les plus hautes charges depuis des générations... Les mariages entre patriciens et plébéiens sont interdits. Les magistratures sont réservées au patriciat qui, lui-même, s'est scindé en familles majeures et en familles mineures, autrement dit en noblesse des origines et noblesse d'acquisition (...) En face des patriciens, les gens qui descendent du père Romulus, on trouve les plébéiens les gens du peuple. Ce couple inaugural de la lutte des classes en Occident est en perpétuelle tension politique : d'un côté le pouvoir aristocratique issu d'un seul, Romulus, qui s'appuie sur la religion, consultent les auspices et crée le pouvoir politique à partir de sa volonté adossée à celle des prêtres – c'est le principe théocratique; de l'autre, ceux sur lesquels s'exerce le pouvoir, la plèbe, le plus grand nombre qui subit la loi des premiers. » - Miche Onfray, Sagesse
En 494 avant l'ère
commune, les patriciens ne peuvent plus tenir pareil régime et lègue
du pouvoir à la plèbe: les tribuns de la plèbe deviennent les
représentants de leurs intérêts. Leur pouvoir est un pouvoir
« sacré » :
« ils peuvent opposer leur veto à tous les magistrats. Il leur suffit de clamer « Veto », « J'interdis », pour que leur parole devienne performative... De la sorte, ils peuvent contrecarrer les élections ou les lois du Sénat. Leur personne est inviolable. On mesure donc leur puissance. » - Michel Onfray, Sagesse
Ainsi,
pour répondre aux désordre public, les élites mettent en place des
mécanismes pour donner la parole aux gens qui viennent de rien. Ils
permettent ainsi de faire remonter les revendications de la plèbe et
leur permettre « d'agir » de manière limitée sur* la
société et surtout contre* le pouvoir en place, les forçant à
recueillir la « faveur populaire ». En quelques sortes,
ces tribuns deviennent média, contre-pouvoir, mais aussi
l'incarnation de la « volonté populaire »; des
baromètres pré-modernes de la colère du peuple et de la précarité
de leur condition.
Les
frères Gracques ne sont pas connus pour avoir eu le fin mot de
l'histoire, car l'histoire est tragique. Après une ascension vers le
pouvoir, les deux frères accèdent à des positions de plus en plus
prestigieuses, jusqu'à devenir tribun de la plèbe, et tenter de
mettre en place un projet révolutionnaire :
« limitation de la surface des terres exploitables ainsi que celles des têtes de bétail autorisées à l'élevage sur ces parcelles; obligation pour les propriétaires d'employer des hommes libres pour cultiver les terres; pénalisation des contrevenants; redistribution des domaines en sus aux pauvres par de petits lots. » - Michel Onfray, Sagesse
La
majorité de leurs réformes avortèrent et
furent renversées. Malgré
tout, la mémoire de ces deux tribuns de la plèbe nous rappelle que les luttes populistes
existent depuis plus longtemps qu'il n'y paraît. Que leurs voix résonnent encore aujourd'hui. J'ajouterai pour ma
part qu'il s'agit d'un parfait point de départ afin de parler des
« révoltes populistes » qui parsèment l'actualité
depuis 2016; depuis l'élection de Trump, le Brexit et cette vague de
« repli sur soi identitaire » balayant l'Europe
d'est en ouest.
Qu'est-ce
que le populisme, depuis la
modernité?
Avec
l'histoire des Gracques nous avons pu voir un exemple d'émergence de
révolte populaire datant de nos ancêtres romains. Une
révolte qui se pose sur quatre enjeux : 1) la capacité de l'État à imposer sa
volonté à la plèbe par la force ou via un accord avec les tribuns, 2)
les inégalités économiques
liées à l'accès à la
propriété ou à l'accès à l'entreprise de
la plèbe, 3)
la place des esclaves et des étrangers dans
la société et 4)
le pouvoir de l'aristocratie dans
l'économie ou en l'État. Qu'en
est-il aujourd'hui? Peut-on faire une généalogie de
notre époque remontant
jusqu'à la modernité ou est-ce que le phénomène
populiste s'amalgame, comme le disent les partisans de la
« mondialisation heureuse », à un relent de 1930
et de la peste brune? Est-ce
que les fameux « gilets jaunes » français ne sont que
des fachos, des racistes et des xénophobes? Pareil pour les
partisans de la loi 21 au Québec?
Pour
les partisans de l'amalgame avec les années 30, tout découle du
manque de contrôle dans les discours sur la place publique et dans
« lieux de pouvoir ». Ils s'entendent généralement pour
pointer du doigt des « vecteurs de discours de haine » qui seraient, à l'instar d'Éric Zemmour et
Mathieu Bock-Côté,
responsables de la montée des
violences dans la société,
rien que ça. Certains sont
même capables, armés d'une lunette à super-courte-vue, de voir qu'un projet
de loi sur la laïcité stigmatise objectivement et scientifiquement
les musulmans pis toute. Le tout publié dans un magazine de Québec
Science.
Évidemment,
avec un microscope, un renvoi vers les États-Unis ET un amalgame
entre l'homophobie et le racisme ou l'islamophobie; un
hyper-dé-contextualisation, une sur-déconstruction post-lacanienne, il est
possible de voir du racisme même chez les statues blanches datant de
l'antiquité – oups, trop tard : merci France Culture pour ce
bijou de chronique intersectionnelle. Non, il est trop facile pour les
poètes de tracer des parallèles aussi obliques et symboliques. À
force de voir des phallus blancs hétéronormés de Mon Santo dans
leur soupe, ces bobos-urbains-éduqués finissent par se servir de
leurs plate-formes médiatiques que pour ventiler leurs névroses
obsessionnelles.
Le
populisme, c'est une réaction du peuple : « ceux sur qui
le pouvoir s'exerce et qui sont dans l'impossibilité de l'exercer »;
une réaction de défi, qui vise l'autorité et l'ordre en place.
Quel est cet ordre aujourd'hui? La démocratie libérale. Sur quels
fondements sied-elle? 1) le
libre-arbitre et le droit d'entreprendre, de s'associer en vue de
créer de la richesse pour soi et pour la société, 2) le droit de
propriété et de tendre vers la « vie bonne » dans le
respect de sa « vie privée » et 3) l'égalité devant la
loi autant devant le pouvoir du gouvernement que devant la puissance
des corporations.
Enfin,
ces trois fondements forment, avec
les droits de l'homme comme
forme juridique, une sorte de
religion et d'idée pure inaccessible. Malgré tout, ces idées sont
les seules que nous avons afin de garder un récit commun pour toute
la société : un vivre-ensemble. Les
révolutionnaires nous jurent sans arrêt que le paradis pourrait
advenir sur terre à la manière des martyrs chrétiens, mais si
l'histoire peut nous enseigner quelque chose de ses forces secrètes,
comme le dit si bien le
démographe et anthropologue Emmanuel
Todd (Ou en sommes-nous?), c'est que 1) l'inconscient des peuples
prend siège sur le territoire, la géographie, le climat, dans la
vie de ceux qui vivent sur ce territoire, et que 2) cet inconscient
traverse l'histoire jusqu'à l'époque des types de familles
anthropologiques, en passant par l'éducation, la culture et la
religion.
Quel
type de populisme voyons-nous aujourd'hui?
Que nous dit cet inconscient?
On
peut voir chez l'historien Christopher Lasch (The Culture of
narcissism, 1979) l'ébauche d'une analyse, sous la forme d'une
psychanalyse freudienne, d'une « sécession des élites »
qu'il nommera comme tel en 1994 (The Revolt of the Elites : And
the Betrayal of Democracy). Le jugement est clair : les élites
vivent de plus en plus repliées sur elles-mêmes. Elles utilisent
l'éducation pour se reproduire socialement et jouent le jeu de la
géographie, de l'administration et de la fiscalité pour tirer le
maximum de l'État pendant que le reste de la population est larguée
derrière la « mondialisation ».
Pour
le géographe Christophe Guilluy (Fractures française en 2010, La
France périphérique en 2014 et,No Society en 2018), cette
séparation entre les élites et la plèbe se situe plutôt entre la
« France périphérique » et la France des villes
mondialisées – sans les quartiers ghéttoïsés. Ce serait la
géographie que met en valeur les inégalités socio-économiques et
trie les éléments de la France d'en haut et ceux d'en bas.
De
son côté, David Goodhart a tenté de comprendre quelle Angleterre a
voté pour le Brexit (The Road to Somewhere, 2016). Selon lui, ce
sont les inégalités socio-économiques en lien avec l'entrée dans
l'union douanière européenne du pays et l'insécurité culturelle
due à l'immigration de masse qui sont responsables de ce cri du peuple
contre l'ouverture de la nation à toute la planète. Une manière de
dire « nous souhaitons rester chez nous, en terre anglaise,
avec un mode de vie anglais et notre souveraineté nationale en matière de droit ».
Finalement,
c'est Eric Kaufmann qui pour moi rapporte pour l'instant la palme
avec son « Whiteshift, Populism, Immigration, and the Future of
White Majorities ». À l'intérieur, une analyse détaillée de
différentes vagues populistes remontant jusqu'aux premières vagues
de migrations de masse en occident au 17ième siècle. Autant les Juifs que
les Italiens, les Allemands, les Polonais, puis plus tard les
Irlandais, passèrent par le
même cours de l'histoire : une migration économique de masse,
la montée des tensions avec la population locale, la participation à
des guerres ou d'autres désastres qui encourage la mixité sociale,
et finalement, après deux ou trois générations, l'assimilation au sein de la « majorité blanche ». Identité majoritaire en
occident qui s'est métissée et qui se métisse encore aujourd'hui.
Pour illustrer son point, Kaufmann parle des sous-populations
latino-américaines ou asiatique-américaines de deuxième et
troisième génération qui s'alignent désormais politiquement selon les mêmes
clivages que le reste de la majorité blanche, point encore plus visible dans
les familles mixtes et chez les enfants métis.
Ainsi,
nous avons les mêmes insécurités qui transpirent qu'à l'époque
romaine : la mondialisation perçue comme responsable des
malheurs, c'est le pouvoir tyrannique d'un État et des corporations
multinationales sur le peuple,
c'est l'absence de
représentation populaire pour exprimer le mal-être de la population
et c'est cette suspicion à l'endroit des étrangers lorsque le
nombre dépasse des seuils critiques.
Des
seuils critiques?
Depuis
quelques décennies, les scientifiques sont capables de modéliser
des populations et les effets de foules qui traversent le territoire,
que cela soit une vague dans un stade de football, l'effet dans les
sondages d'une fausse nouvelle répandue durant une campagne
électorale ou bien le processus de contagion du virus de la grippe à Montréal.
Ces modélisations s'appuient sur la « théorie des réseaux »
(Albert- Laslzo Baribasi « Burst » en 2010, « Linked »
en 2002 et plusieurs autres, ou encore Matthew O. Jackson « The
Human Network » en 2019), une manière de schématiser de
manière visuelle les dynamiques (les liens, le mouvement des idées,
etc) d'un « système complexe » regroupant des millions
et des millions de variables pour en tirer une
capacité de prévision ou pour connaître les éléments essentiels de sa structure, pour
favoriser le « maintien en vie » du système.
Grâce
à ces modélisations, il est possible de mesurer quantitativement le
capital social d'un territoire; le degré des liens d'une population
à l'endroit modélisé. Cette modélisation peut représenter les liens d'amitié dans le quartier Ahuntsic ou qui suit qui sur la « twittosphère » québécoise, peu importe
car avec l'accès industriel ou gouvernemental à nos « big
datas » il est possible de faire les recoupements pour faire ces portraits. Des chercheurs en
psychologie comme Jonathan Haidt et Greg Lukianoff (« The
Righteous Mind » en 2011 et « The Coddling of the
American Mind » en 2018) ont utilisés cette méthode pour
montrer que les partis démocrates et républicains aux États-Unis se polarisent
depuis la présidence de Clinton et que cette crise de représentation est
à son paroxysme sous la présidence de Trump. C'est ainsi, qu'à
l'image de cette crise partisane, on peut sans aucun
doute extrapoler et voir résonner
le même état d'esprit au Québec entre les partisans et les
opposants à la loi 21 : une profonde incompréhension entre
deux mondes qui ne se parlent plus et qui termine devant le juge.
Que
dit la plèbe aujourd'hui?
Le
peuple est insécure devant quatre forces qui le dépassent : 1)
un état qui dicte des règles et limite la libre-entreprise de soi,
2) des corporations qui empiètent sur le droit des États, 3) une
immigration de masse qui modifie l'espace trop rapidement et
qui ne s'assimile pas par le fait de son nombre,
puis finalement 4) des inégalités trop fortes entre les élites
mondialisées, urbaines et éduquées, et le peuple en périphérie.
Avec la théorie des réseaux, nous voyons que ce n'est pas en soi
que la « diversité » amène l'insécurité et la
xénophobie mais c'est plutôt le changement trop rapide et brutale du
visage des quartiers. En effet, un quartier fortement diversifié
(plus de 50% de la population) ne vivra pas d'épisode de « crise
de xénophobie », mais celui qui vivra un changement brutal
allant d'un ou deux pourcent à 5%, 10 et 15% d'immigrants de
manière trop rapide sera frappé d'une hausse de chômage, d'une
hausse de la petite criminalité et d'une ségrégation de fait qui
se transformera, à terme, en réel « exode de blancs ». Ce
phénomène est partout présent, et si vous vous rappelez, ce sont
le temps, les tragédies et les guerres qui sont le ciment de cette
nouvelle population à assimiler dans la majorité blanche.
Des
histoires sur la montée des populismes, nous pouvons en écrire des
tonnes et elles seront toutes différentes si on s'évertue à
analyser le phénomène simplement par le décryptage de leurs narrations, les amalgames, les signalements de vertu et la moraline. Pour
comprendre le phénomène en profondeur, nous sommes obligés de
mettre un pied à l'écart et comparer des réalités difficilement
juxtaposables. Pourtant, que cela soit chez les frères Gracques,
chez le mouvement des Know-Nothing américain ou durant la présidence
d'un Andrew Jackson, ou plus récemment, chez les Britanniques, les
Américains, et même ici au Québec avec la loi 21 et l'élection de la CAQ, les mêmes éléments de bases
sont réunis : un rejet des élites, un rejet du gouvernement
corrompu, un rejet du capital corrupteur et un rejet de l'étranger qui ajoute à l'insécurité. De même, la théorie des réseaux nous
donne une idée claire de ce qu'il faut éviter de faire si on souhaite ne pas pousser le peuple vers la
ségrégation de fait et provoquer le fameux « repli sur soi
identitaire » faisant si peur aux bobos-du-plateau. Il n'en reste qu'à nous pour apprendre de ces
quelques leçons pour limiter les désordres qui adviennent et ne
cesseront de revenir nous hanter comme à chaque époque où les migrations de masse furent la réalité de l'époque. L'éternel retour du même.
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