De la périphérie silencieuse à la protestation populaire
Quand on vogue sur
le fleuve des événements quotidiens qui coule au rythme de
l'histoire, il est difficile d'y estimer la vitesse des flots, de
percevoir les ressacs ou de sentir les courants marins profonds. Pour
beaucoup de plaisanciers de la politique, le vote du Brexit,
l'élection de Trump et le couronnement de Macron étaient des
anomalies postmodernes. Des accès de sénilités chez les Anglais,
une folie suprémaciste blanche aux États-Unis et la raison
française en face de la peste de Le Pen. C'est ainsi que nos bonnes
polices de la pensée UQAMienne nous ont gargarisées de leurs
sermons, de l'entrée au panthéon de Jupiter jusqu'à la découverte
de la France périphérique. Une découverte sous fond de gilets
jaunes qui se répète chaque samedi soir depuis la mi-novembre
passée. Un feuilleton hebdomadaire rappelant l'ère du temps et
utilisant les armes du marketing politique – la répétition, le
spectaculaire, les émotions, les petites phrases – pour s'inscrire
dans la durée... et s'inscrire dans le politique.
Dans « No
Society », le géographe Christophe Guilluy refait la même
histoire des fractures sociales qu'il étudit depuis 30 ans en
France : l'histoire des effets de la mondialisation libérale.
Des effets qui sont socioéconomiques, mais aussi et surtout
géographiques, politiques et culturels. En 2014 il publie « La
France périphérique » pour dresser le portrait de la nouvelle
majorité « populaire » française et la réception est
plus au déni et au mépris qu'à la remise en question.
« Car le déni
des cultures est d'abord déni des cultures populaires (qu'elles
soient autochtones ou immigrées). Il revêt donc une dimension
sociale et culturelle. L'opposition entre une approche dite
identitaire et une approche dite sociale des milieux populaires est
absurde. Il n'y a pas opposition entre social et culturel, mais
interdépendance. Le capital culturel des plus modestes conditionne
le lien social et inversement. Ce déni des cultures populaires est
d'autant plus scandaleux que, parallèlement, les classes dominantes,
conservatrices ou progressistes, s'avèrent très attachées à leur
système de valeurs, qu'elles n'ont d'ailleurs de cesse de protéger.
C'est ce précieux capital social culturel qu'elles dénient aux plus
modestes. » - (Christophe Guilluy, No Society)
Les périphéries
majoritaires
Guilluy ne sort pas
le concept de la France périphérique de nulle part. Il applique
plutôt et démontre de manière empirique l'hypothèse de
l'historien Marcel Gauchet à propos de la mondialisation. À savoir
que « l'axe de toutes les sociétés a basculé de l'histoire
vers la géographie ». En effet, à travers la mondialisation
de la finance et des économies, à travers le processus de
croissance économique et les traités de libre-échange, à travers
la création de la dette publique et la captation des profits des
entreprises par les paradis fiscaux, ce que nous voyons s'accomplir
partout sur la planète est une concentration de la richesse et de la
croissance dans les métropoles et la désertification de l'économie
dans les zones en périphérie de ces zones centralisées. Pour
ajouter à l'inégalité, trois phénomènes : la destruction
anticipée de la « classe moyenne », la fuite dans la
périphérie des majorités pour y trouver un semblant de liberté,
et le déficit cumulé dans le financement des services publics en
dehors des grands centres.
Le repli des élites
éducatives
Le second thème
impliqué par le concept de France périphérique est celui du repli
identitaire des élites éducatives et urbaines. Ce repli identitaire
arrive en suivant une trajectoire toute logique. Tout d'abord, du
déni d'une fracture sociale entre perdants et gagnants de la
mondialisation, on passe à l'hystérie du clivage « ouvert/fermé,
de Gaulle/Pétain ». De l'hystérisation du débat, on passe à
l'abandon des principes de la démocratie libérale, et de la notion
du bien commun pour leur préférer une notion de progrès menottée
à la création de droits individuels pour les minorités opprimées. Pour terminer en beauté, la société se construit sur
le modèle ségrégationniste américain et on s'en rend compte
plusieurs générations trop tard quand la majorité enfile des
gilets fluorescents.
Le puissance du
populaire
Il faut comprendre
les élites cosmopolites. Leurs réseaux d'entraides et d'amitiés
sont mondiaux. Elles peuvent être patriotes à leur manière toute
en étant « ouvert sur le monde ». Leurs obligations
scolaires et professionnelles les envoient partout sur la planète et
ce besoin d'avoir des « racines » n'est pas partagé par
celles-ci. Pour Guilluy cette « bourgeoisie a-sociale »
mise sur des « sociétés relatives » en dehors des
limites traditionnelles et « nationales » et ne fait que
tenter de détourner la puissance des masses : le « soft
power » jaunie des nations qui étaient endormies.
Ces peuples endormis
se dressent maintenant pour défendre le dernier support de leur
liberté : leur territoire. Ils le font de trois manières :
en remettant les luttes sociales en jeu plutôt que les luttes
sociétales, en remettant en question les processus de migration et
d'assimilation des nouveaux arrivants et en remettant en question les
lieux de représentation et de délibération de la démocratie.
« Sans
culture, les classes populaires autochtones ou immigrées s'avèrent
indéfiniment transportables, interchangeables, comme les
marchandises. »
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