De quoi Cthulhu est-il la somme?
Alain Deneault et la mégacorporation Total au centre de la place publique
Dans son dernier livre, "De quoi Total est-elle la somme?", Alain Deneault s'est mis en tête d'écarteler la corporation Total à travers son histoire nébuleuse; de soulever le voile opaque de ses pratiques; de rendre visible ce qui a été trop longtemps ignoré et oublié. Grâce à un travail titanesque, Deneault et ses aides nous rapportent un portrait de la bête Total qui est prêt à faire vibrer d'horreur n'importe quel individu sain d'esprit.
"De ces fantastiques entités et puissances, quelque chose a pu survivre... une puissance d'une époque infiniment lointaine où... la conscience se manifestait, peut-être, sous des formes qui se sont depuis longtemps retirées devant le flot de la marée humaine... des formes dont seules la poésie et les légendes ont capturé un souvenir fugace et les ont appelés dieux, monstres, êtres mythiques de toutes sortes et de tout genre... " - Algernon Blackwood.
La longue durée
Avec le journalisme en continu, les médias sociaux, les "buzz médiatiques" et ce flux constant d'informations qui pénètrent la sphère sociale au point de l'écoeurement, il est difficile de se positionner dans le temps long; de se représenter soi-même comme étant une courte parenthèse d'un présent nous suivant jusqu'à notre mort mais qui continue d'exister malgré notre mort. Et il est encore plus difficile de se situer, après l'épisode de la mondialisation, en tant que peuple, de nation, de culture, etc dans les temps longs de la durée de vie de ces constructions sociales et historiques.
Dans le cas de Total, Deneault remonte jusqu'en 1924. Une centaine d'années. C'est très peu d'un point de vue géologique bien qu'en faisant des fouilles archéologiques de tous les capitaux qui constituent la firme nous puissions sans aucun doute remonter à encore plus loin. Ce qu'il y a d'important dans le principe de la longue durée, c'est qu'à défaut de saisir l'ampleur du mal qui se cache en dessous des apparences "légales" et "pour le bien commun" de cette entreprise au moment présent, il est indispensable de revenir en arrière afin de faire d'une série de faits vérifiables une somme désastreuse. Total est un Grand Ancien créé par quelques hommes puissants, morts aujourd'hui, et qui dispose de sa propre souveraineté.
La souveraineté dans le droit, le langage et le capital
Le culte de Cthulhu s'est développé à partir de trois points précis dans l'histoire: le droit, le langage et le capital. Le capital prend la main au départ et prend contrôle des lieux de pouvoirs; médias, universités, institutions gouvernementales, ressources naturelles, mais il le fait en premier lieu en soudoyant des individus. Cthulhu complote, colonise, collabore et corrompt (chapitre 1 à 4) toute sorte d'individus, de régimes et de gouvernements, afin de prendre pied sur un territoire désiré. Cthulhu voit loin et pense sur la longue durée. Il saisit et gagne ou se retire suite à une défaite afin de panser ses plaies.
Vient ensuite le langage qui prend le relais. Cthulhu est sur le territoire c'est vrai, mais il doit toujours croître plus. C'est pourquoi il utilise un langage vidé de sa substance afin qu'on ne puisse pas voir le réseau tentaculaire qui se forme sur les territoires où il est implanté. Cthulhu conquiert, délocalise, pressurise et pollue (chapitre 5 à 8), mais le fait en évitant soigneusement les termes trop concis ou imagés qui seraient mal vu par l'opinion publique. Bien implanté dans le territoire et étant capable de toujours faire plus de profit avec des moyens illégaux, il continue de grossir et d'étendre son influence.
Vient finalement le dernier bout de chemin: la prise de contrôle, par le droit, de la réalité. Cthulhu est implanté sur le territoire, est puissant à travers un réseau d'intérêts complexes qui portent partout les fruits de sa décadence. Ainsi se termine l'action de Cthulhu: il vassalise, nie, asservit et régit (chapitre 8 à 12) en tant que maître absolu de la réalité des territoires où il est en contrôle, grâce au droit. Car c'est en légalisant ses gestes rétroactivement, donc en prenant contrôle de l'histoire, qu'il est toujours capable de montrer patte blanche : "tout ce que nous faisons maintenant est légal et le reste relève de l'histoire ancienne" répéterons à l'unisson les cultistes de Cthulhu.
Cette réécriture de l'histoire par le droit, cette violence camouflée par le langage et cette corruption des individus par le capital sont synonymes d'un régime totalitaire. Deneault ajoutera même "pervers" à cette description.
L'anatomie d'un Grand Ancien
"Un monstre à la silhouette vaguement anthropoïde, avec une tête de pieuvre dont la face n'aurait été qu'une masse de tentacules, un corps écailleux d'une grande élasticité, des griffes prodigieuses aux pattes postérieures et antérieures, et de longues et étroites ailes dans le dos. Cette chose... était d'une corpulence presque boursouflée... " HP Lovecraft, l'appel de Cthulhu.
La somme de Total, c'est celle d'une entité construit par des hommes, ayant une vague forme humaine dans son essence capitaliste, avec une nuée de tentacules - 882 sociétés dans 130 pays - comme visage, un corps indestructible toujours capable de survivre aux éléments auxquels elle fait face, une puissance de violence inouïe et qui est donc une puissance souveraine déterritorialisée ne répondant qu'à ses propres instincts.
De quoi Total est-elle la somme? Un livre d'horreurs et une somme partageant le même nom. Alain Deneault réussi l'exploit avec brio et grâce à une recherche digne des plus grands aventuriers du mythe de Cthulhu.
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