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Du progressisme au populisme : l'enclavement des individus par l'idéologie

Du progressisme au populisme : l'enclavement des individus par l'idéologie 

C'est durant l'été 2015 que mon intuition se confirme : Donald Trump allait devenir candidat républicain à la présidence, puis président des États-Unis. Les médias ne l'avaient pas vus venir du tout, sûr qu'ils avaient devant eux un candidat impossible. De la même manière, le Brexit et ce qu'on a appelé la « vague populiste » en Europe était « impossible à prévoir » disait-ils en coeur. Depuis, c'est l'hystérie partout et tout le temps. Impossible de tenir des discussions contradictoires sans se faire traiter d'extrémistes de gauche ou de droite. Partout en occident les peuples se révoltent à travers plusieurs modes d'actions politiques : l'abstention cynique, le vote protestataire, le militantisme radical, l'orthodoxie religieuse et l'action violente, voir terroriste. Ces soubresauts de nos démocraties évoquent une réalité qui fait froid dans le dos, car rarement les peuples ont été politiquement autant divisés et polarisés. Ce n'est pas pour rien que les universitaires et écoliers tracent sans cesse des parallèles entre l'époque noire des fascismes et la nôtre. Après tout, c'est grâce aux expériences passées que nous tentons de rechercher le sens caché de l'histoire et d'éviter les écueils. Malgré cette bonne foi, force est de constater que peu de gens tentent de découvrir les causes réels de ce schisme idéologique en occident. La plupart des commentateurs se contentent plutôt de fournir des épithètes marketing pour étiqueter leurs contradicteurs. 

Heureusement pour les curieux, plusieurs auteurs nous ont avertis que cette réalité allait entrer en collision avec nos démocraties. Ils ont vu venir cette vague de loin, aussi loin que les années 70! Il y a eu tout d'abord Christopher Lasch, avec « La révolte des élites » et « culture du narcissisme » qui utilise l'approche psychanalyste pour comprendre la psychè des occidentaux éduqués et urbains au tournant du 20e siècle. Ensuite, dans les années 80 il y a eu Marcel Gauchet, géographe et historien, qui a vu une montée de la ségrégation géographique entre les habitants des métropoles et ceux d'ailleurs, alimentée par la mondialisation et l'immigration de masse. Enfin, c'est Emmanuel Todd, démographe et historien, qui fera le lien entre anthropologie, géographie, systèmes de valeurs, démographie et ce retour de « l'inconscient collectif et aux particularismes nationaux » dans l'arène politique de l'occident... et même ailleurs sur la planète. Depuis ce moment, une nouvelle vague d'intellectuels s'est appropriée le thème afin de trouver les causes de ce « populisme réactif ». On peut penser à Christophe Guilluy en France qui nous parle de métropoles et de périphérie (« La France périphérique », « No Society »), à David Goodhart en Angleterre (« The Road To Somewhere ») avec sa distinction entre les individus vivant quelque part – les « Somewheres » - et ceux qui quittent leur région natale sans problème – les « Anywheres » - , Eric Kaufmann et son énorme « Whiteshift » dressant un portrait sur les longues durées du phénomène populiste ainsi que de son lien direct avec l'immigration de masse et la capacité des majorités occidentales à assimiler les minorités sur son territoire, ou encore Jonathan Haidt et Greg Lukianoff (« The Coddling of the American Mind ») qui dressent un portrait générationnel des nouveaux adultes porteurs d'un ensemble de valeurs qui les rendent physiquement, psychologiquement et idéologiquement malades. 

Comprendre l'individu pour comprendre le collectif 

La plupart des commentateurs font deux énormes erreurs dans les explications qu'ils proposent de la vague populiste. Première erreur : l'individu moyen serait soit absolument raisonné, soit absolument déraisonnable. Dans les deux cas, l'État devrait être en charge de l'éduquer totalement ou de le soumettre totalement à son autorité afin de faire progresser la société. Pourtant, les avancés en neurosciences, en psychologie évolutive et en anthropologie sont claires : l'individu est avant tout un être en constante co-évolution avec sa génétique, ses adaptations environnementales et sa neuro-physiologie. Cet ensemble de d'inter-relations complexes et impossible à essentialiser nous permet de concevoir que l'être humain est un « système ouvert » où la raison peut* avoir un impact, mais où cet impact est moindre comparé à ses passions, ses désirs et ses intuitions. L'humain est un animal qui raisonne plus souvent qu'autrement après* les choix qu'il fait, et qui est donc très influençable, par ses pairs et... surtout par le marketing. Deuxième erreur : pour comprendre l'individu, il faudrait l'étudier comme être atomisé ayant une identité propre – que l'on peut déconstruire – ainsi que des droits individuels qu'il faudrait sans cesse amender suivant les progrès techniques et technologiques. Cette dérive psychologique est associée directement à la crise de reproductibilité des recherches en sciences humaines et sociales. En effet, pour Jonathan Haidt (« The Righteous Mind ») cette manière de voir l'homme comme « chose » observable séparée de son environnement – et de ses pairs - nous a amenée vers un cul-de-sac car les sujets utilisés pour comprendre les phénomènes psychologiques ne représentent pas du tout « l'individu moyen » mais plutôt les individus les plus statistiquement insignifiants devant le reste de la population planétaire : les occidentaux les plus éduqués vivant dans des pays riches, industrialisés et démocratiques. Ces deux erreurs ont d'énormes conséquences pour la suite des choses, car comment comprendre et respecter les choix politiques de nos parents, de nos proches, de nos amis et de nos adversaires si notre vision de l'homme est biaisée par des a priori moraux, des fautes méthodologiques et un ethno-centrisme omniprésent? 

Les six bases intuitives de la moralité 

Pour sortir de ce marais idéologique remontant jusqu'avant les Lumières, Haidt et ses collègues procédèrent à une foule d'expériences pour concevoir un modèle qui serait capable de représenter ces différences en matière de jugements moraux, et donc politiques, autant de manière sociologique que neuroscientifique. Pour Haidt, chaque individu a des degrés divers des « papilles morales » qui absorbent sans cesse de l'information de l'extérieur - et de l'intérieur - et qui forment par intuition la majorité de nos jugements moraux. Ces papilles sont les fondations sur lesquelles chaque individu peut construire une vision politique et idéo-logique de la société et sont le produit de notre évolution en tant qu'espèce. Il y a 1) le spectre « care/harm » qui représente cette manière à s'émouvoir devant une personne vivant des douleurs ou en position de faiblesse, 2) le spectre « fairness/cheating » qui nous amène à conspuer les profiteurs et tricheurs au sein d'un groupe, 3) le spectre « loyalty/betrayal » où les fiertés patriotiques et la fidélité entre individus se rejoignent, 4) le spectre « autority/subversion » où ce sont les traditions familiales, religieuses, nationales et culturelles qui convergent vers le respect de l'autorité et le conformisme, 5) le spectre « sanctity/degradation » qui se résume à cette capacité à former et défendre ce qui est sacré, et finalement 6) le spectre « liberty/oppression » qui représente la pression sociale, culturelle, religieuse, politique sur les individus d'une société donnée. Avec tout ceci pris en compte, Haidt permet d'expliquer pourquoi les orthodoxes radicaux, les progressistes, les conservateurs et les libertaires parlent tous des langues différentes : leurs discours stimulent des valeurs différentes, des circuits neuronaux différents, des sécrétions d'hormones différentes, des adaptations environnementales différentes, et donc, stimulent des publics complètement différents. 

Pourquoi la « gauche » perd tout le temps 

En près de cinq ans de recherche, ces bases intuitives de la moralité représentent selon moi le meilleur modèle psychologique pour comprendre les divergences politiques des électorats de droite et de gauche. Pis encore, cela explique pourquoi la gauche s'est enfermée dans une forme de discours centrée sur la moraline nietzschéenne : la course aux droits des minorités, la victimisation généralisée et la création de nouveaux tabous à chaque jour. En effet, le « liberal » moyen – la gauche pour les anglo-saxons – s'appuie sur seulement deux ou trois spectres moraux - A) care/harm, B) liberty/oppression et à peine C) fairness/cheating - tandis que les socio-conservateurs s'appuient sur toutes les valeurs morales mises de l'avant par Haidt. La sur-stimulation de la victimisation individuelle et des groupes pousse la gauche vers la surenchère constante au point où elle devient aveugle devant la réalité effective des autres fondations morales dans la population en général. Cet angle-mort explique pourquoi la gauche contestataire est incapable de rallier les forces populistes en dehors des grands centres urbains et pourquoi les discours populistes finissent toujours par avoir une saveur de « droite » pour cette même gauche. Cette réalité qui fait mal nous force ainsi à ré-évaluer l'ensemble du projet politique de la gauche, car cet angle-mort s'agrandi à chaque nouvelle génération, chaque nouvelle crise sociale et chaque année où l'immigration de masse n'est pas comprise comme enjeu politique majeur. 

Plaidoyer pour le pluralisme 

Pour répondre à ce front populiste, j'en arrive inévitablement à la même conclusion qu'Haidt : seul le pluralisme et la démocratie permettent de confronter ces angle-morts. Ce pluralisme demande une ouverture devant les discours des socio-conservateurs parlant de l'importance de la loyauté, de l'autorité et du sacré pour former une nation, tout autant qu'une ouverture aux discours des libertaires – de gauche et de droites – nous prévenant du danger des états centralisés sur-puissants ET des corporations transnationales qui sont aujourd'hui plus puissantes que certains états. Une approche qui ferait sans doute sourire le grand voyageur Tocqueville qui avait vu venir la plupart de ces dérives démocratiques dans son énorme « De la démocratie en Amérique » dès le 19e siècle.

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