iGen: une génération atomisée
« La
principale caractéristique de l'homme de masse n'est pas la
brutalité et l'arriération, mais l'isolement et le manque de
rapports sociaux. » - (Hannah Arendt, Les origines du
totalitarisme)
Déjà durant l'été
2015, à l'époque de la course à l'investiture républicaine aux
États-Unis, j'annonçais en grande pompe que « Donald Trump
allait être le candidat de tous nos malentendus » pour les
présidentielles de 2016 (texte édité en 2016 par le défunt
journal numérique « Ricochet » - « L'ascension de
#Trump »). Je voyais venir ce schisme populaire entre « élite
mondialisée » et les « baskets of deplorables » -
(Hillary Clinton). Je voyais cette marée arriver en prenant acte de
cette baisse constante de la consommation de « produits
culturels de masse » dans les strates moins privilégiées de
la société, dans le niveau académique des nouveaux étudiants en
chute libre, et à partir de mon propre point de vue : une
baisse drastique de la mixité sociale partout. Cette intuition fût
confirmée à plusieurs reprises avec le référendum britannique sur
le Brexit, la présidence de Trump, la montée des partis populistes
en Europe et l'analyse anthropologique et démographique de ces
résultats électoraux. En plus de tout cela, j'ai vu l'incapacité
totale pour les médias de masse de traiter des problèmes
socio-économique-identitaires de la « majorité blanche » :
les effets de la mondialisation libérale totalitaire, les rapports
entre nos démocraties et l'Islam, puis l'impact de l'immigration de
masse. De même, j'ai vu l'émergence depuis 2012 de deux mouvements
de masse occidentaux depuis les années noires décrites par Arendt;
un mouvement de masse que l'on peut étiqueter « luttes
intersectionnelles » et qui est ouvertement en rupture avec
l'état de droit, puis un mouvement « populiste » qui
flirte dangereusement – en réponse – avec la notion de
« nationalisme tribal ».
Pour essayer de
comprendre cette « mutation anthropologique », il était
indispensable de rechercher l'entièreté de ces phénomènes sur
tous les fronts possibles de la connaissance. Démographie,
anthropologie, géographie, psychologie, histoire, philosophie,
neurosciences, biologie évolutive et génétique; rien n'a été
épargné ou presque pour tenter de modéliser cette série de
phénomènes cristallisés dans la psyché d'une génération entrée
dans le monde des adultes dès 2013. Dans un autre papier,
« L'enfermement d'une génération », je développais
certains de ces thèmes autour de la recension de « The
Coddling of the American Mind » (Jonathan Haidt et Greg
Lukianoff), ici je continue cette description à partir de « iGen »
(Jean M. Twenge).
L'être atomisé
À travers le livre
d'Hannah Arendt il est possible de tracer les rebords psychologiques
de « l'homme de masse ». J'aime rassembler ces traits de
caractère autour de quatre émotions éprouvées et étudiées par
celle-ci : le ressentiment, la colère, l'apathie et le cynisme.
Ces traits de caractères de l'homme de masse prennent tous appuis
sur un phénomène d'ampleur insoupçonné à l'époque – et encore
aujourd'hui – un isolement politique des masse, une désolation de
l'espace sociales et une désintégration de la vie publique des
générations antécédentes. Au début du 20e siècle cet
état de fait se reconnaissait par : « l'effondrement du
système de classe » ainsi que l'incapacité pour les partis
politiques traditionnels de recruter des membres chez la jeunesse. Au
début du 21e siècle, cet état de fait ne se reconnaît
peut-être plus par l'effondrement du système de classe, mais plutôt
par les crises successives – et la faillite prochaine annoncée –
de l'État-providence post-deuxième guerre mondiale. De même, la
crise de représentativité politique est réapparue comme enjeu
politique partisan auquel les partis traditionnels n'ont aucune
réponse concrète.
L'apathie
Ce qui est frappant
dans la lecture de Twenge, c'est l'omniprésence de ces quatres
émotions – ressentiment, colère, apathie et cynisme – pour
tenter de mettre en lumière la psyché de cette « iGen »
(enfants nés entre 1995 et 2012). Comme les milléniaux, la iGen est
ultra-individualiste, mais contrairement aux milléniaux elle n'a
jamais vécue sans internet, les réseaux sociaux et le téléphone
intelligent. Cette évolution technologique est centrale dans la
thèse de Twenge : les maux que vivent cette génération sont
corrélés directement avec l'apparition de ces technologies. La
question est de savoir si la technologie est en cause ou seulement un
effet de l'isolement des masses. Pour ma part, je crois que cette
distinction est arbitraire et qu'il faut penser cette avancée
technologique autant comme cause que comme effet. Une cause-effet qui
crée une addiction chez l'individu lorsque ses immunités
sociales et psychologiques sont surpassées par la misère d'un
cadre de vie rempli de stress, d'anxiété, de crainte de l'avenir et
de vide de sens. Le résultat de cette misère et de cette isolation,
c'est avant tout une apathie généralisée autour de la question de
l'action politique concrète : l'être atomisé refuse de
s'investir dans un combat perdu d'avance, il préfère jouer à des
jeux vidéos. Aujourd'hui aux USA, un homme sur quatre est un
« animal laborans » d'Arendt – un homme superflu –
qui ne fait que jouer à des jeux vidéos. Pis encore, dans une
modification sans point de comparaison avec les autres générations,
les iGen : 1) maturent moins vite et sont absolument pas prêts
à entrer dans la vie adulte, 2) sont continuellement insécures,
voyant de la violence symbolique partout, 3) sont sortis des
religions et de la vie sociale, 4) sont obsédés par la question de
l'identité de race, de sexe ou de leur sexualité et 5) n'ont plus
aucun repère en matière de valeurs exception faite de la valeur de
l'argent. L'homme atomisé de la iGen est avant tout un être
apathique qui parle mais n'agit nulle part.
Cynisme
La iGen ne croit
plus aux institutions publiques : elle ne vote presque pas, elle
ne participe pas à la vie publique, elle n'est pas engagée
politiquement – elle préfère les combats individuels et sociétaux
–, elle passe son temps sur internet, les réseaux sociaux et les
jeux-vidéos, et préfère garder ses options ouvertes autant dans sa
vie professionnelle, qu'intime ou encore en matière de politique. La
iGen est politiquement à l'image de sa vie sociale. Soit elle est
sortie de la société, en marge, soit elle suit les modes en
choisissant de se « conformer dans l'indépendance ». Les
iGen se décrivent donc comme « indépendants » comme
jamais auparavant. De plus, leur vote est volatile : le partisan
moyen de Bernie Sanders a voté Donald Trump en 2016.Ce qu'ils
recherchent avant tout est mis en lumière par la méthode populiste,
car le sentiment d'authenticité traverse la barrière du cynisme qui
est érigée depuis que les milléniaux se sont cassés la gueule sur
le marché de l'emploi.
Ressentiment
L'apathie s'installe
en premier lieu, ensuite vient le cynisme, et puis le ressentiment
d'un peuple en pleine désintégration sociale (définition du
peuple : ceux sur qui le pouvoir s'exerce sans possibilité de
l'exercer). Bien vautrées dans leur statut de « gagnants de la
mondialisation », les générations antérieures et leurs
héritiers boboïfiés s'enfuient des déserts de service publics,
des ghettos ethniques, des écoles délabrées, et des régimes
fiscaux qu'ils jugent désavantageux : la mobilité est devenue
une distinction « de classe » même s'il n'y a plus de
classes sociales. Pour atteindre le marché et les réseaux des
élites urbaines mondialistes, il faut donc aller chercher un diplôme
via un système inégalitaire et rencontrer des gens qui nous
évitent. De même, avec les réseaux sociaux, les individus sont
encouragés à constamment se comparer avec ces vedettes
reproductives, ces égéries immorales et ces esthètes du politique.
Comment ne pas être remplie de ressentiment devant une exposition
sans retenue de richesses ostentatoires, d'acculturation médiatique
et de mépris ouvert en face des sans-dents, sinon par un
ressentiment qui gronde calmement dans le ventre des majorités?
Colère
La ligne est claire
vers la violence idéologique : l'individu isolé socialement
perd ses repères dans la réalité, il devient apathique et cynique
devant les ablutions des nouveaux prêtres du progressisme libéral
totalitaire; cette néo-religion construite sur le discours
eschatologique écologiste, la vision anglo-saxonne des droits de
l'homme, les luttes intersectionnelles et le transhumanisme. Puis, à
force de ressasser ses misères sans fin, revivre ses échecs passées
et être étiqueté comme « inutile », l'homme de masse
passe lentement du ressentiment à la colère devant de sa condition.
Finalement, quand le ressentiment entre les strates sociales est un
gouffre, l'Autre devient « autre chose » : le
représentant d'un mal quelconque. Pris dans un étau métaphysique,
le sol, l'histoire et la langue deviennent des zones de combat entre
le bien et le mal. Le vis-à-vis devient un soldat de l'armée
adverse, et le débat public devient une guerre culturelle qui monte
en puissance.
C'est ici que nous
sommes rendus avec cette génération de déshérités :
volatilité, désintérêt et impossibilité de la prédiction. Nous
avons mis au monde deux générations subséquentes d'êtres atomisés
qui peinent à trouver leur place. Pour les milléniaux le « sens »
était la bouée de sauvetage et pour les iGen c'est la « sécurité »
en face du risque. Dans les deux cas par contre, au-delà de la
consommation, c'est le vide sidéral; la nullité de nos rapports
sociaux et des rêves qui ne peuvent être que brisés par un réel
concret terrorisant.
Comment éduquer des
êtres atomisées? Je ne connais qu'une seule technique : la
mixité sociale et l'éducation populaire. La suite des choses?
Choisir son camp : la désintégration sociale en vue de faire
la révolution
anticapitaliste-écologiste-fémniniste-transhumaniste-libérale, la
recherche individualiste au sein des organes du pouvoir actuels ou
encore l'écoute des tribuns de la plèbe et l'action constructrice
concrète que j'appelle « la politique du jardin ».
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