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Une éthique de l'amitié

Une éthique de l'amitié

« La persuasion commune du vulgaire semble être différente. La plupart en effet semblent croire qu'ils sont libre dans la mesure où il leur est permis d'obéir à l'appétit sensuel et qu'ils renoncent à leurs droits dans la mesure où ils sont astreints à vivre suivant les prescriptions de la loi divine. La Moralité donc la Religion, et absolument parlant tout ce qui se rapporte à la Force d'Âme, ils croient que ce sont des fardeaux dont ils espèrent être déchargés après la mort pour recevoir le prix de la servitude, (...) et ce n'est pas seulement cet Espoir, c'est aussi et principalement la Crainte d'être punis d'affreux supplices après la mort qui les induit à vivre suivant les prescriptions de la loi divine autant que leur petitesse et leur impuissance intérieure le permettent. Et, si les hommes n'avaient pas cet Espoir et cette Crainte, s'ils croyaient au contraire que les Âmes périssent avec le Corps et que les malheureux, épuisés par le fardeau de la Moralité, n'ont devant eux aucune vie à venir, ils reviendraient à leur complexion et voudraient tout gouverner suivant leur appétit sensuel et obéir à la fortune plutôt qu'à eux-mêmes. » (Spinoza, Éthique)

Pour les générations actuelles, la religion et la moralité que Spinoza vénéraient ont disparues du champs historique. La nation, autrefois un mot porteur de sens pour le peuple, est tournée en dérision, réfutée, affublée du bonnet d'âne racisé et associée à l'idée des guerres pour l'éternité. La famille? N'en parlons pas de ce satan-é patriarcat fait pour les sans-dents! « Nous sommes libérés! » entendons-nous à chaque jour, suivant l'écho des discours sur les marchandises et le capital du libéralisme globalisé Les grands récits ne sont plus, les grands hommes politiques nous ont déçus, les partis politiques s'entre-tuent, les structures de l'État n'en peuvent plus, l'histoire s'est tue et le pauvre citoyen nage en plein désespoir avec aucune terre en vue. Tout est perdu. 

Entouré par la censure et les foules radicales de toute part, le philosophe Baruch Spinoza aura vécu lui aussi ce genre d'isolation. Ce dernier aura été chassé de son pays natal par l'inquisition portugaise et renié par la communauté juive à cause de ses publications. Un homme très isolé qui pourtant aura marqué l'humanité et la philosophie à jamais. Quel est donc le secret de tous ces libres-penseurs qu'on appelle aujourd'hui nos Lumières? La construction d'une Éthique basée sur la Raison évidemment!

Un dialogue avec soi-même

« ... chacun a le pouvoir de se connaître lui-même et de connaître ses affections, sinon absolument, du moins en partie, clairement et distinctement et de faire en conséquence qu'il ait moins à en pâtir. À cela nous devons travailler surtout, à connaître, veux-je dire, autant que possible chaque affection clairement et distinctement, de façon que l'âme soit déterminée par chaque affection à penser ce qu'elle perçoit clairement et distinctement, et où elle trouve plein contentement; et pour qu'ainsi l'affection elle-même soit séparée de la pensée d'une cause extérieure et jointe à des pensées vraies; par où il arrivera que non seulement l'Amour, la Haine, etc., seront détruits, mais que l'appétit aussi et les Désirs naissant habituellement de cette affection ne pourront avoir d'excès. » (idem)

Pour construire l'oeuvre de l'Éthique, Spinoza débute son expérience de géomètre par l'établissement du sens de Dieu à travers le sens de la Nature prit comme un tout; tout ce qui est physique et tout ce qui est vivant. Il établit par une suite de déductions systématiques une série de propositions, d'axiomes et des scolies qui ont pour buts d'avancer le long de l'expérience ontologique de l'Individu doué de Raison. Il débute sa preuve par la démonstration de l'existence d'une Âme humaine comme addition à tout ce qui est physique. Il continue en rétablissant un lien indéfectible entre le corps et cette Âme que l'on appellerait aujourd'hui l'esprit ou la conscience, tout en témoignant, par une longue liste d'affections qui peuvent troubler l'expérience humaine, de l'ampleur de l'emprise de la première sur la seconde. Finalement, par l'établissement d'une éthique centrée sur la raison, il affirme solennellement la puissance de la force de l'âme afin de modérer ces désirs et ces passions.

Au-delà du discours sur la Raison, ce que Spinoza demande au lecteur; à l'Individu doué de Raison , c'est la capacité de dialogue avec soi-même, de comprendre comment notre corps et notre esprit peuvent réagir à leur manière afin d'éviter les « fluctuation de l'âme ». Que cela soit en face des idées qui nous trottent dans la tête, en face des images qu'on voit à la télé, en face des succès et des échecs que nous avons, en face des autres qui font partie de notre expérience humaine. 

Un dialogue avec l'Autre

« Il est rare cependant que les hommes vivent sous la conduite de la Raison; telle elle leur disposition que la plupart sont envieux et cause de peine les uns pour les autres. Ils ne peuvent cependant guère passer la vie dans la solitude et à la plupart agrée fort cette définition que l'homme est un animal sociable; et en effet les choses sont arrangées de telle sorte que de la société commune des hommes naissent beaucoup plus d'avantages que de dommage. » (idem)

Mais on ne peut pas établir résidence dans le confort d'un soliloque avec soi-même! L'expérience humaine sera toujours enrichie par celle des autres qui vivent autour de nous. Dans la société, chacun peut devenir le bon samaritain de l'autre et c'est ainsi que Spinoza établit la déduction capitale de rapport social : la fondation de la cité. 

Pour fonder quelque chose qui dépasse soi-même, il faut commencer par construire des amitiés. Non pas des amitiés centrées sur l'échange de produits et de services, mais des amitiés qui n'ont pour but qu'elles-mêmes. On donne du temps, on offre une épaule, on donne sa parole, on donne du sens, on donne du confort, on donne de la confiance; on donne dans l'indifférence et à l'image qu'on souhaite construire de soi-même. Puis, on reçoit. On reçoit des cadeaux, des pensées, des moments et des possibilités d'existence. C'est ainsi qu'on cultive l'amitié comme la culture; en toute simplicité.

Pour éviter de statuer sévèrement et s'emporter dans les rapports d'inimités, faire confiance à sa propre Raison et non à ses passions ou celles des autres. Donner dans la tolérance des opinions qui nous choquent, donner le bénéfice du doute à celui qui est accusé par autrui et n'a pas le droit à sa défense, et surtout, avec la main-mise des réseaux sociaux sur notre existence sociale, mettre à profit l'importance du contact d'humain à humain. Importance qui est capitale afin de pouvoir établir des relations qui évitent de jouer sur ces fluctuations de l'âme qui nous troublent et nous empêchent d'être réceptif à l'autre.

Principe dernier : élever

« ... puisque, parmi les choses singulières, nous ne savons rien qui ait plus de prix qu'un homme dirigé par la Raison, personne ne peut mieux montrer ce qu'il vaut par son habileté et ses aptitudes, qu'en élevant des hommes de façon qu'ils vivent enfin sous la propre souveraineté de la Raison. » (idem)

L'éthique de Spinoza nous propose une éthique qui serait douée de raison. En elle-même, elle permet à l'individu de se connaître, de se gouverner, de fonder des amitiés et faire cité avec les autres. Ensemble, les individus sont plus forts face à l'adversité et tout un chacun ne peut que tendre vers la perfection de cette idée. Le principe ultime de la démarche spinozienne est d'élever l'humanité non pas par la Moralité mais par la Raison. Ce chemin est parsemé d'embûches, et il demande des échecs pour avancer. Oui, vous serez déçus et choqués. De même, souvent vous décevrez et serez la cause de l'inconfort. Pour celui qui veut tendre vers ce projet d'homme raisonné, le plus beau cadeau qu'il peut donner à l'humanité, la preuve d'une amitié qui transcende le temps et l'espace, c'est celui d'élever les autres vers la raison; de proposer d'autres possibilités à ceux qui ne vivent que par leurs passions et sont incapables de se constituer dans la durée. Comment éviter le désespoir de l'atomisation sociale sinon en appuyant ce projet d'amitié?

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