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L'enfermement d'une génération

Le grand enfermement d'une génération ou « The Coddling of the American Mind » 

C'est la fin de l'été 2015 et une parution dans le magazine « The Atlantic » fait pas mal jaser dans les corridors. La plupart des gens du milieu le savaient, mais ils avaient peur d'en parler pour éviter les soupçons. Les murs ont des oreilles, surtout ceux des réseaux a-sociaux. L'article en question : « The Coddling of the American Mind », est signé par deux Américains, Greg Lukianoff, un avocat défenseur des droits civiques, et Jonathan Haidt, un psychologue sociale et professeur d'éthique à l'université. Le sujet? Un phénomène mystérieux sur les campus américains : des pratiques sociales et éducatives qui sont sensées aider les étudiants et qui ont l'effet inverse. L'enfer est toujours pavé de bonnes intentions. 

Suite à la parution de l'article, une prises de conscience collective a lieu partout en Occident. Une série d'événements troublants sont rapportés par les médias, en lien avec le phénomène étudié : des émeutes, des chasses aux sorcières et des épisodes de censure, de violence et d'intimidation qui vont en augmentation. Lukianoff et Haidt étudient le phénomène et en font un livre. Le livre d'une génération brisée, immature et éduquée à faillir dans la vie. Le constat est sévère mais non sans appel, même si, au début de l'automne dernier, après la parution du livre, Lukianoff mentionne en entrevue à « The Atlantic » que la tendance à l'enfermement de la pensée sur les campus américains s'accélérait. 

Pour dresser le portrait du phénomène, les deux auteurs ciblent une génération d'étudiants en particulier née après 1995, la « iGen », qui serait la première à avoir grandie avec des écrans et des réseaux sociaux. Cette génération est arrivée à l'étape de l'éducation supérieure autour de 2013, et coïcidence, c'est autour de cette année-là que le phénomène d'enfermement part en spiral partout en Occident. 

Pour poser les bases du phénomène, les auteurs invoquent trois Grandes Non-Vérités (Greats Untruths) qui sont inculquées de manières non-intentionnelles aux enfants par leurs parents et la société : 1) ils sont fragiles,2) ils doivent croire leurs émotions, et 3) dans la vie il y a des bons et des méchants. On se croirait dans l'univers de Disney, pincez-moi quelqu'un. 

Fragilité 

Pour décrire la force de caractère d'un enfant, les auteurs empruntent le terme « antifragile » de Nassim Nicholas Taleb. L'enfant est plus que résilient, il est comme son système immunitaire, « antifragile » : pour se développer à son maximum, il « doit faire face à des stresseurs et des défis qui lui permettront d'apprendre, de s'adapter et de maturer ». C'est tout le contraire de ce qui est mis de l'avant par les modèles éducatifs et les politiques administratives de la vie étudiante. Ces politiques de prévention ont plutôt comme effet de créer un climat de peur et de tension qui est attisé partout sur les campus depuis l'élection de Trump. 

Émotions 

Au-delà des demandes pour des « safespaces » et des « espaces non-mixtes » qui découragent la confrontation à des situations choquantes et formatrices essentiels pour apprendre à vivre en société, ce sont les mots même et ce qu'ils signifient qui sont remis en question. Les étudiants doivent croire à ce qu'ils ressentent : s'ils se sentent agressés, c'est qu'ils le sont, disent les administrateurs et les militants victimaires. Les mots blessent comme des armes et un mot peut provoquer un trauma qui marquera la personne à jamais. Ces enseignement vont à l'encontre de tout ce que nous enseigne la psychologie depuis des décennies et même des millénaires! Que tous les individus sont soumis à des biais cognitifs et que de leur faire croire qu'ils sont constamment en danger maximise les biais cognitifs négatifs et augmente le sentiment de perte de contrôle sur la vie et l'environnement. Cela maintient les individus dans un « schéma de pensée » qui les affecte négativement partout et provoque dépression, anxiété et tentatives de suicide. 

Bons et méchants 

Enfin, Haidt et Lukianoff font une petite généalogie des identity politics, de Martin Luther King et son « I have a dream » à Kimberlé Crenshaw, l'avocate qui a forgé le concept « d'intersectionnalité ». D'une couverture à l'autre, les deux auteurs s'évertuent à souligner qu'ils voient d'un bon oeil les études du courant académique des « politiques identitaires », mais ils le font dans la mesure où la finalité de l'étude est de proposer une commune humanité entre les individus et non un commun ennemi à combattre dans la communauté. Quand la foule pense qu'il y a des ennemis à combattre, cela encourage une culture de la victimisation et de signalement de vertus plutôt que de favoriser un climat d'apprentissage. Cela amène intimidation, censure et chasse aux sorcières dans son propre camp plutôt que de favoriser l'apaisement des tensions. 

À qui le blâme? 

Ce climat éducatif échoue à former des individus prêts à vivre en société. Cet enfermement des campus américains rassemble en soi plusieurs changements profonds qui ont fracturés la société et les auteurs ont choisi d'en identifier six majeurs : 1) un cycle de polarisation politique qui est à son maximum, 2) la hausse des problèmes de santé mentale chez les enfants, 3) les changements dans les pratiques parentales, surtout chez les familles non-mono-parentales éduquées des classes moyennes et supérieures, 4) la baisse du temps libres sans supervision accordé aux enfants et la hausse du temps devant les écrans qui y est souvent associée à tort, 5) le foisonnement des bureaucraties et la marchandisation des établissements scolaires, et 6) un niveau de passion pour la justice qui est mal traduit dans ses revendications et mal canalisé dans ses méthodes par la iGen, parce que mettant de l'avant une notion de progrès problématique pour la cohésion sociale des communautés. 

Trois grandes Non-Vérités, des pratiques qui vont à l'encontre de leurs intentions et un glissement persistant dans le signifié des mots, des idées et des concepts. Nous sommes en face de la banalisation de l'échec éducatif d'une civilisation. Sortons le champagne et jouons un air de violon avant de chavirer.

Commentaires

  1. J'ai été surpris de découvrir il y a deux ans l'existence de safe space sur les campus etatsuniens. La fragilité mentale des jeunes d'aujourd'hui est sidérante!

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