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Du souci de soi au signalement des vertus systémiques

Du souci de soi au signalement des vertus systémiques

Pour les esprits curieux qui ont parcouru les fleuves de l'histoire occidentale, il est coutume d'assumer que la philosophie ne se résume pas qu'à la seule définition du « beau », du « juste » et du « bon » platonisé. Cette définition est par contre centrale aux systèmes des commentateurs, des écoliers et des idéologues qui se construisent dans les salles de classes des institutions sclérosées. À l'université, les générations d'étudiants sont avides de dévorer leurs sessions afin de mener à terme leur supposée gestation d'un diplôme mérité, et elles se succèdent ainsi les unes après les autres suivant la doctrine des époques. Dans les sciences humaines et même dans les manuels d'enseignement des plus jeunes du primaire et du secondaire, la nouvelle doctrine à la mode est celle de la « construction sociale intersectionnelle » comme transsubstantiation du corps d'un Individu vers son Identité réifiée par le positivisme de sa Raison et de la religion des droits de l'homme. Seconde dose d'universelle; en plus de l'éternel café-clopes s'additionnent des doses de drogues de performance de plus en plus puissantes et un mode de vie qui s'impose par un rythme trop difficile à suivre pour l'étudiant qui se noie dans son isolation et subit les effets de l'anxiété, de la dépression et des pensées suicidaires. Et le tout est encouragé par une nouvelle culture de victimisation généralisée dans le monde occidental; symbole de la nouvelle stratification sociale planétaire. Qu'est-ce qu'a en rapport cette définition platonicienne de la philosophie et cette faillite de l'université à former des esprits? La perdition du sens antique de la philosophie.

Qu'est-ce que la philosophie?

Revenons en amont sur le fleuve de l'histoire; revenons en Antiquité quelques moments. À cette époque, on peut voir une explosion de courants philosophiques, de doctrines et de religions qui ont tous une chose en commun : comme le corps est lié à l'esprit, le discours est lié à la pratique. Chez les quatre grandes écoles – l'Académie, le Lycée, le Portique et le Jardin – voir même chez les courants mineurs comme les Cyniques et le Pyrrhonisme, tous ont en commun de proposer un mode de vie, des pratiques sociales, des exercices personnels et un encadrement qui ont pour but de former, de transformer la jeunesse. De même, la transmission des connaissances et des discours sur la philosophie se trouvent fondamentalement liée à ces pratiques de souci de soi. 

C'est le christianisme et l'université qui sont les auteurs du kidnapping de cette philosophie. La religion chrétienne primitive s'est constituée en premier lieu comme doctrine assemblant un mode de vie philosophique et un discours transcendantal révélé, mais à cet assemblage, l'université aura, au fil du temps choisit de poser le cadre d'une philosophie néo-platonicienne où la vérité se trouvait dans les textes des Autorités plutôt que dans la réalité sensible. C'est ainsi qu'a débuté l'ère de la scolastique chrétienne. Le premier âge des ténèbres de la philosophie occidentale.

Qu'est-ce que les Lumières?

Parcourus encore les courants et revenons vers l'époque des Lumières. Tout à déjà été dit; l'histoire nous le rappelle à chaque renaissance des civilisations que pour sortir de cet impasse du discours sur les discours qu'était devenu la philosophie, il faut revenir à l'essentiel. Ainsi, deux re-découvertes se font dans les universités : des traductions d'Aristote venant d'ailleurs qui maintenaient dans le texte l'esprit antique de la pratique philosophique, et une lecture des pratiques Épicuriennes et Stoïques via des penseurs comme Montaigne et Érasme à cheval sur deux époques. Ces courants d'inspirations furent les premiers moteurs immobiles à toutes les fois où la philosophie se sera enfermée dans la pratique des artistes de la raison.

Chez les libertins qui pratiquaient l'éthique de l'amitié épicurienne ou encore chez les lumières radicales qui auront été l'avant-garde éclairée des concepts comme le bien public, la justice sociale et la vie juste, ils ont tous en commun d'avoir, pour pouvoir poser un diagnostique cohérent avec la réalité de leur époque, renouer avec l'idée antique de la philosophie. Tous ont choisi de revisiter des textes où étaient liées la pratique et la théorie afin que leur propre existence soit en symbiose avec leur vision de la vie en société. Tous ont tenté, pour le meilleur et pour le pire, de faire et dire, et de dire et faire.

Qu'est-ce que la vie philosophique?

« Tout d'abord, au moins depuis Socrate, l'option pour un mode de vie ne se situe pas à la fin du processus de l'activité philosophique, comme une sorte d'appendice accessoire, mais bien au contraire, à l'origine, dans une complexe interaction entre la réaction critiques à d'autres attitudes existentielles, la vision globale d'une certaine manière de vivre et de voir le monde, et la décision volontaire elle-même; et cette option détermine ainsi jusqu'à un certain point la doctrine elle-même et le mode d'enseignement de cette doctrine. Le discours philosophique prend donc son origine dans un choix de vie et une option existentielle et non l'inverse. En second lieu, cette décision et ce choix ne se font jamais dans la solitude : il n'y a jamais ni philosophie ni philosophes en dehors d'un groupe, d'une communauté, en un mot d'une « école » philosophique et, précisément, une école philosophique correspond alors avant tout au choix d'une certaine manière de vivre, à un certain choix de vie, à une certaine option existentielle, qui exige de l'individu un changement total de vie, une conversion de tout l'être, finalement à un certain désir d'être et de vivre d'une certaine manière. Cette option existentielle implique à son tour une certaine vision du monde, et ce sera la tâche du discours philosophique de révéler et de justifier rationnellement aussi bien cette option existentielle que cette représentation du monde. Le discours théorique naît donc de cette option existentielle initiale et il y reconduit, dans la mesure où, par sa force logique et persuasive, par l'action qu'il veut exercer sur l'interlocuteur, il incite maîtres et disciples à vivre réellement en conformité avec leur choix initial, ou bien il est en quelque sorte la mise en application d'un certain idéal de vie. » - (Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie?)

Quand on parcourt les rivières de l'adversité, la colère des saisons déchues et la résistance tragique du réel, on peut se réfugier dans la vie contemplative comme les moines et les érudits des temps passés; on peut aussi donner libre cours à sa colère et son ressentiment, joindre la foule des malheureux et attendre que la misère du monde déborde dans la violence; finalement, on peut se faire une tête et ensuite la frotter à celle des autres, faire communauté, construire des amitiés, donner vie à des institutions, former des générations en se posant comme modèle éthique. 

Voyager sur les cours d'eau de la philosophie nous donne la possibilité de joindre l'utile à l'agréable. De poser non pas la possibilité de parler d'Idées pures et d'essences des choses, mais de promouvoir un engagement corporel et spirituel; de former des esthétiques de vie raisonnée; de transformer des têtes à la hauteur des savoirs que nos sociétés ont engrangés. La génération actuelle, comme la plupart des autres qui l'ont précédé d'ailleurs, apprend la philosophie comme une science des concepts coupée de la réalité des corps qui vivent la douleur, le bonheur, la maladie et la peur de la mort. Je ne dis pas que tous les professeurs de philosophie procèdent ainsi, mais que l'institution des écoles pousse la philosophie à être assimilée de cette manière. Il n'en tient pas qu'à ces pauvres fonctionnaires du savoir de devoir éduquer la jeunesse ainsi mais à la société en entier! Pour sortir de la société atomisée, il faut réapprendre à faire société, réapprendre d'où vient le respect de l'autorité et finalement proposer autre chose que des discours de martyrisés.

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