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Clair-obscur de l'épochè; comment vivre à l'ère du numérique et des dogmatismes

Clair-obscur de l'épochè; comment vivre à l'ère du numérique et des dogmatismes

L'année 2018 se termine comme elle a commencée et chacun parle de « crises » à sa manière. On s'imagine des formes monstrueuses qui pressent les individus dans tous les sens, qui les isolent et les dégradent lentement. Un attrait pour la dystopie et la figure des héros mythiques dans l'art et la politique nous amène tout naturellement à faire le lien entre les discours de fin du monde et le surgissement d'un homme fort pour détruire la menace sous toutes ses formes. C'est la seule possibilité et c'est pourquoi les discours polarisants sur les « bons » et les « méchants » sont très prisés. Ils offrent la possibilité d'une fin à la menace; la possibilité d'enfin dire « Mission accomplished » en saluant la foule qui pleure et jubile tout à la fois, une main sur le coeur et l'autre dans l'onanisme.

Les moments de panique morale ont comme effets de polariser les enjeux politiques du moment et de promouvoir l'émergence de dogmatismes. Des solutions radicales pour des problèmes jugés trop importants. Avec la révolution des médias sociaux, l'emprise du pouvoir sur les corps et la présence des dogmatismes sur l'espace public se font sentir. Le défi des générations actuelles est de trouver une manière de faire face à ce double phénomène qui complique la possibilité des amitiés et de la société.

Dans mon projets des « chroniques libertines », je me proposais de remonter le fleuve du temps afin d'aller questionner les libertins érudits et voir quels enseignements nous pourrions tirer de leurs pratiques philosophiques. À cette haute époque de l'Inquisition, le libre-penseur se cache de peur d'être raccourci, brûlé, assigné à résidence, pendu et peut-être même torturé. Aujourd'hui, plutôt que de menaces physiques, on parle de mort sociale pour certaines pratiques de harcèlement, de menaces, de « doxxing », etc qui font parties de la réalité numérique. Aussi, les écho chambres et les « safe spaces » qui foisonnent depuis l'avènement du numérique ont comme conséquence d'entretenir cette polarisation et cette mythologie de l'homme fort. Les deux époques ont donc ceci en commun de forcer les individus à prendre une décision par rapport au « Sens commun » et à calculer ce qui est acceptable en terme de liberté et de servitude pour leur propre existence.

Se défier du sens commun

Du « Sens commun », François de La Mothe La Vayer n'en a pas grand chose à dire. Enfin, c'est bien le thème d'un de ses traités sceptiques si on se fit au titre, mais à sa lecture, ce que l'on voit, c'est tous les endroits où le sens commun n'y est pas! Que partout on l'annonce mais nulle part on aperçoit; c'est une créature du clair-obscur sans réel persona.

« Nous ne laissons donc pas de vivre en effet, et de parler comme les autres; quoique nous le fassions toujours avec plus de retenue qu'eux, pour éviter les inconvénients où tombent à toutes heures les Dogmatiques. Par exemple, quand je viens d'écrire mon avis sur cette façon de parler, qui a passée en proverbe, N'avoir pas le Sens commun, et que selon ma coutume j'ai suivi mon caprice là où il m'a voulu porter, je n'ai pas laissé de prononcer que ce Sens commun n'était vraisemblablement connu de personne; que quand il le serait, ce n'était pas à dire pourtant qu'il fût le meilleur; et enfin que je ne pensais pas qu'un homme de jugement dût prendre ces termes pour fort injurieux. Mais je ne prétends pas néanmoins avoir rien écrit sur tout cela affirmativement ni irrévocablement d'un style d'airain. Que les autres fassent gloire tant qu'ils voudront d'avoir le leur inflexible, pour moi je réserve toujours la faculté aux pensées de la nuit, de corriger celles du jour, si elles le jugent à propos, et je veux que ma plume ressemble à celle du Paon, qu'elle soit susceptible de toutes couleurs, et qu'elle change comme elle, si le cas y échet, aussi souvent qu'elle remuera. » - (François de La Mothe Le Vayer, Petit traité sceptique sur cette commune façon de parler : N'avoir pas le Sens commun).

La Mothe Le Vayer dicte et répond, puis affirme et infirme, mais en assurant au lecteur que subsistera toujours le doute sceptique. L'importance de ne pas suivre la foule, de se défier de la crainte de la nouveauté, d'accepter cette idée des moeurs différentes selon les lieux, de ne pas nier la différence de caractère entre les individus et surtout, de toujours être aux aguets devant la beauté car avec elle déchaîne la haine et les passions les plus brutes des hommes. Partout dans ce monde, le sens commun est caché. La norme sanctifiée est tout simplement irréalisable dans la réalité. L'idée pure est un beau conte de noël, mais le réel donne lui donne tort. Pour mener cette démolition sceptique, La Mother Le Vayer s'attaque aux trois piliers des Dogmatiques : le respect des parents, l'amour de la patrie et « le but certain que chacun se doit proposer dans le cours de la vie ». Aujourd'hui, nous disons: le respect des droits individuels, l'amour du progressisme et le bonheur consumériste bâti sur les indices de sondage. L'analogie est imparfaite mais elle sert à montrer l'importance du doute sceptique pour désamorcer la force des affects à soutenir des discours polarisants.

La Grande Noirceur

L'analogie est imparfaite car elle peint le tableau en noir et blanc, comme si dans un camp se dressait des forces armées de la Raison claire et lumineuse, et des forces vêtues de mensonges obscurs et ténébreux. Il faut être capable de remettre sa propre perspective en doute.

C'est ce que fait La Mothe Le Vayer. Il choisit de s'en prendre à la Raison elle-même! À travers l'art et la folie, puis en dénaturant le travail des sages, en ridiculisant la prise des sens et enfin en démontrant que la guerre n'y souscrivait point. Parmi les débris fumant de la Raison, il ne reste donc que l'aphasie pyrrhonienne; la suspension du jugement à un doute et l'acceptation du vraisemblable comme unique critère de vérité. C'est ainsi que du sens commun on peut en déduire l'importance des contextes et du fait d'être sceptique sur l'avis de ses semblables.

À l'ère des réseaux sociaux, suspendre son jugement, ne pas réagir au quart de tour, être capable de juger par soi-même et finalement voir l'importance du contact humain dans le déroulement des affaires du monde; voir jusqu'où il s'étend, pour le meilleur et pour le pire.

De la servitude des réseaux sociaux

« La suspension sceptique du jugement » est la fameuse « épochè » des philosophes qui, comme La Mothe Le Vayer, s'en revendiquaient. Pour nous, humbles petits serviteurs du « pouvoir d'achat », ce doute est une manière « de se donner du lousse », de nous ménager l'un l'autre et d'éviter qu'on se sente perpétuellement dans un climat anxiogène. C'est bien le problème de ces plate-formes que de pouvoir nous stimuler à tout moment du jour et de la nuit. Quelle belle manière de créer le plus bel instrument de servitude de notre histoire.

« Puisque la fin, comme la première dans notre intention, est celle qui règle toutes nos actions, ce n'est pas merveille qu'où sont proposées les plus grandes récompenses, là se trouvent aussi les plus pénibles travaux, et que les prétentions de la cour étant si hautes, et presque infinies, elles obligent ceux qui les ont à des servitudes extrêmes. Il n'y a rien à quoi un courtisan ne se soumette pour complaire à cette douce espérance qui ne le quitte jamais, et que les Italiens ont fort bien nommée « le pain des misérables ». Les mouches ne peuvent être diverties de suivre le miel. Une fourmi fera plus de chemin en peu d'heures, à proportion de son corps, pour aller chercher quelques grains de froment, que le soleil en toute sa révolution journalière. La proie fait quitter les bois aux bêtes les plus farouches. Et peu d'appât oblige le poisson à se jeter dans la nasse, ou à se prendre à l'hameçon. Mais la passion qu'ont tous ces animaux pour ce qu'ils affectionnent le plus n'a rien de comparable aux désirs des hommes de cour qui donnent les plus beaux jours de leur vie, et renoncent volontairement à leur liberté, sur la créance qu'ils prennent de pouvoir un jour satisfaire à tous leurs souhaits. » (François de La Mothe Le Vayer, De la liberté et de la servitude).

Dans un second traité sceptique, La Mother Le Vayer y va de quelques réflexions sur ces deux notions. De prime abord, il voit très bien comment il est impossible de trouver « un genre de vie qui n'assujettissent ceux qui s'y sont adonnés », remettant en question la possibilité des corps libres dans la société humaine. Ensuite, il énumère autant les servitudes externes comme la gloire et les charges publiques, qu'internes comme nos passions qui nous guident. Enfin, il chemine de la fausse liberté des philosophes pour aboutir à l'enfer de la servitude : la cour des Rois. À travers tout ce trajet rempli de doutes, La Mother Le Vayer donne à la liberté le même traitement que le sens commun. Il la chasse pour découvrir la servitude à sa place. Partout l'homme se trouve seul. Partout l'individu est enchaîné. Partout la célébrité augmente l'emprise sur la chair. Partout la gloire demande des sacrifices. Partout l'indépendance d'esprit est remise en question autant que l'a été la raison. Partout le clair-obscur subsiste et le ris de Démocrite sonne en écho. Partout la folie se fait voir, là où le doute n'y est pas.

Ce que donne la possibilité des réseaux sociaux, c'est la possibilité d'une multitude de cour du Roi avec ses tyranneaux du numérique. La possibilité des réseaux sociaux, c'est autant la liberté de s'associer avec ceux qui pensent et se pensent comme nous, que la servitude d'être lié à autant de gens dont on ne sait, au final, pas grand chose. Comme la liberté n'est pas vraiment sur les réseaux sociaux mais plutôt dans les amitiés qu'ils permettent de tisser, c'est une raison de plus pour se réfugier dans le clair-obscur identifié. Choisir de nier ce doute, c'est choisir la folie, qu'aucun en doute.


« Car il y a des folies de toutes façons, et elles n'ont pas toute le même visage. Il y en a d'étudiées, comme de naturelles. Il y en a d'austères et de sérieuses, comme de gaies et d'enjouées; ci sono dei matti savi, et dei savi matti, dit le proverbe Italien. (Il y a des fous sages, et des sages fous.) Et ce qui est d'une assez plaisante considération, c'est qu'il n'y en a point de plus fous, que ceux qui veulent faire les Médecins dans ce grand Hôpital des Incurables (...) comme le premier degré de folie est de s'estimer sage, le second est de faire profession de sagesse, et le troisième de vouloir en conséquence réformer le monde, et guérir la folie des autres. » (François de La Mothe Le Vayer, Petit traité sceptique sur cette commune façon de parler : N'avoir pas le Sens commun).

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