Vie
et moeurs des libres-penseurs en temps troublés
La
montée des populismes nous guette. La terreur est tout autour de
nous. Les systèmes d'oppression continuent à soumettre les
minorités opprimées et les démagogues populistes sont la cause de
toutes nos misères. Depuis des lunes, ils étaient tapis dans
l'ombre à attendre le moment opportun pour sauter et attaquer les
fondements de la démocratie, de nos institutions et de nos valeurs.
Ces pervers narcissiques sont tout autour de nous en train
d'agresser toutes les femmes qui tombent sous leur regard. Ces
déséquilibrés mentaux osent voter pour Donald Trump ce psychopathe
qui enlève les bébés à la frontière. Ces désaxés du bocal
daignent approuver les politiques migratoires du monstre Victor
Orban. Ces malades mentaux racistes, islamophobes, xénophobes
sortent dans la rue pour tirer des « racisés » pis les
« identités opprimées ». Les fachos sont partout pis il
faut les combattre! Et ceux qui osent remettre en question ces
affirmations à l'emporte pièce sont des agents de radicalisation
suprémacistes blancs qui banalisent la violence et font le lit des
néo-fascistes et autres groupes d'extrême-droite. Alors tenez-vous
tranquille chenapans sinon vous serez étiquetés réactionnaires,
puis nationalistes, puis vichyistes et finalement nazis. Après tout,
critiquer c'est choisir son bord.
« STAY
IN YOUR LANE »
L'instruction
d'un procès perdu d'avance
Le
dix-septième siècle est difficile à vivre pour le prêtre libertin
et mathématicien Pierre Gassendi. Tourmenté par le dogme de
l'Église qui empêche les avancés scientifiques en mathématiques,
en chimie, en physique et en astronomie; vivant étouffé dans la vie
et les moeurs par les restants de l'inquisition, il part en quête
d'une manière de justifier philosophiquement la méthode
scientifique de Bacon qui est selon lui la clé pour sortir de la
scolastique chrétienne. En lisant Montaigne et Charron, il est
frappé par la précision du canon épicurien en matière de sciences
physiques et de méthodologie. Il se demande ensuite comment telle
pierre précieuse aura pu disparaître de l'histoire ainsi. Il décide
de le lire lui-même, à l'encontre du consensus de l'époque. Un
prêtre aux tendances punks.
«
En réalité, puisque les stoïciens n'avaient à la bouche rien
autant que le nom de vertu dont ils déclaraient qu'ils la
possédaient par-devers eux plus que tous les autres, puisqu'ils
poussaient facilement la foule à croire à la leur, dans la mesure
où ils la portaient sur eux, sur leur visage austère, leur peau
rasée, leur démarche grave, leur vêtement sans apprêt et toutes
les autres marques de ce genre, puisque, ayant par conséquent gagné
et gâté les faveurs du peuple, ils se déchaînaient contre Épicure
comme le créateur et le sectateur de voluptés obscènes, il n'y a
évidemment rien d'étonnant si la foule qui juge seulement à partir
de ce qu'elle voit de sorte qu'il n'y a rien de plus facile que de la
persuader et de lui imposer ce que l'on veut, car elle n'a pas le
courage ni de quérir la vérité elle-même au plus profond, ni de
la mettre à la place de telle erreur, pourvu du moins qu'elle lui
ait une fois plu; rien d'étonnant, dis-je, si les stoïciens, s'y
consacrant avec tellement d'opiniâtreté, ont rendu Épicure
tellement infâme auprès de la foule. » - (Pierre Gassendi,
Vie et moeurs d'Épicure, chapitre 5 : Dans quel but l'infamie a
été ensuite créée contre Épicure et propagée par la foule)
Revenons
en arrière à partir des recherches de Gassendi. À l'époque
d'Épicure se dresse quatre grandes écoles philosophiques : le
portique des stoïciens, l'académie des platoniciens, le lycée des
péripatéticiens et le jardin des épicuriens. La compétition était
féroce entre ces écoles afin d'attirer des jeunes et talentueux
sectateurs qui vivraient selon les principes, les maximes et les
valeurs de l'école, et agiraient comme modèles de vertus autant
dans la vie publique et les affaires de la cité que dans la vie
privée. Gassendi évoque que la rivalité la plus forte oppose les
philosophes du portiques et ceux du jardin qui s'affrontèrent durant
plusieurs générations. Le résultat de cette rivalité s'est
ensuite rapporté jusqu'à nous. Suivant les plaisirs de la foule, la doctrine
épicurienne aura été ravagé dans sa presqu'entièreté. Malgré
son succès et son influence immuable dans le traitement des affaires
publiques, la fin des civilisations grecques et romaines; les dégâts
du temps, furent pour l'école synonyme d'une quasi-destruction. Un
anéantissement des quelques 300 textes majeurs d'Épicure et de
toute la production livresque de sa descendance... nous laissant
aujourd'hui trois lettres, des maximes capitaled, des sentences et des
références aux doctrines d'Épicure à l'intérieur de la pléthore
de textes des autres écoles qui a survécu aux purges de la censure
chrétienne; sans oublier l'énorme poème de Lucrèce « De
rerum natura » qui reprend les points essentiels du canon
épicurien et qui est définitivement une anomalie historique.
L'histoire des circonstance de sa redécouverte est d'ailleurs
passionnante à lire pour ceux que ça intéresse.
Gassendi
est clair : « En un mot, aussi longtemps que les lettres
ont été en honneur en Grèce et que Rome elle-même fut épargnée
de la dévastation des barbares, l'école d'Épicure et son
enseignement ont existé et n'ont jamais manqué de notoriété. »
Sa quête de la doctrine épicurienne l'amène ainsi à postuler une
manière de répondre aux besoins philosophiques de l'époque :
il décide de réhabiliter Épicure en face de la foi chrétienne
afin de supporter les développements de la science.
Comment
l'Histoire peut parfois oublier
Les
quelques textes d'Épicure sont sans équivoque. Rassemblant à sa
manière les savoirs de Démocrite et Aristippe, les maîtres qu'il
rejette publiquement, et qui eux reprennent à leur manière les savoirs de
Leucippe, et ainsi de suite; car l'histoire n'est qu'une succession
de réutilisations et tout a déjà été dit, Épicure aura été
capable de décrire et prédire avec une précision sans conteste :
l'atome, le fonctionnement des sens, les phénomènes physiques et
météorologiques, le concept de conscience, et comment la réalité
se constitue de matière immanente. Pour plusieurs historiens et
philosophes, la relecture libertine du canon épicurien est un moment
spécial qui, avec l'aide du doute cartésien, est un précurseur aux
Lumières.
Dialectique
stoïcienne vs canonique épicurienne
Revenons
en Antiquité quelques instants; Épicure est haït par plusieurs,
non pas, selon Gassendi, à cause de sa vie et de ses moeurs, mais
plutôt à cause de ses postulats très critiques à l'endroit des
autres écoles. Il rejette toute autorité des
Anciens, ce qui est un outrage pour l'époque, et ce malgré ses
liens avérés avec plusieurs maîtres durant son apprentissage; il propose une vision matérialiste de la science qui entre
en contradiction avec toutes les autres doctrines; il continue en
dénigrant la dialectique pratiquée par les autres écoles pour
justifier leurs savoirs et former des esprits, lui préférant un
langage clair et un canon simple à apprendre; enfin, il prend
position résolument à l'encontre de la Providence, de l'astrologie
et tout autre type de forces ou puissances qui agiraient sur les
individus sous la forme d'une destinée.
Aller
contre l'hégémonie d'une époque, même en ayant de son côté la
force de persuasion de la raison, n'est pas aisé. Il faut rester
stoïque en face des quolibets, des amalgames, des attaques
personnelles, des tentatives de censure, et de la censure avérée.
Il faut soutenir la pression des foules et cet épais climat
hystérique qui compresse la vie et les moeurs des gens; qui les
comprime au point où les corps se font violence ou font violence
autour d'eux.
De
même, aujourd'hui, exprimer un désaccord philosophique avec la
doctrine intersectionnelle ou encore un désaccord avec la doctrine
politique anti-fasciste, anti-populiste et droit de l'hommiste, pro-ouverture, peut provoquer deux types de
réaction : l'isolement socio-économique de l'individu (perte
d'emploi ou de contrat, rejet par le réseau social ou la famille,
etc) ou encore le retrait de la personne de la vie publique (dans le
cas d'une personne en position de pouvoir ou d'autorité). Les
exemples de ce puritanisme fourmillent depuis quelques années, pour
le meilleur et pour le pire. De Rozon au programmeur informatique
enregistré à son insu dans un congrès racontant une blague
grivoise. La foule ne fait pas de distinction, si une cible apparente se
présente, elle frappe sans détour de tout son poids, de toute sa
haine et de toute sa violence.
« Cache
ta vie »
Quand
l'espace public se renferme et cède devant les besoins primaires de
la foule, quand l'action politique n'est plus au devant des besoins
démocratiques et que l'atomisation des individus se répète
génération après génération, quand les crises économiques se
succèdent et qu'on se retrouve dépassé par une hystérisation
globale qui culmine dans le télé-réalité quotidienne « President
Agent Orange » que tout le monde regarde à la manière des
deux minutes de haine dans le « 1984 » d'Orwell; sans que
personne s'en aperçoive, alors les signes de dangers imminents
s'accumulent pour les libres-penseurs.
Dans
le chaos primitif de l'antiquité, les philosophes du jardin avaient comme
principe premier de « cacher sa vie »; de la dissimuler
en face de la puissance publique. De se méfier des charges, de la
gloire et des honneurs, de se détourner d'une exposition publique à
cause des dangers qui venaient avec le pouvoir. De se préserver
comme être privé, à un cercle restreint; un jardin. C'est ainsi
que par centaines vinrent des penseurs de partout sur la planète
pour assister aux enseignements de l'école. C'est ainsi que s'est
perpétuée et propagée une pensée unique dans l'histoire de notre
civilisation.
Les
libertins comme Gassendi, qui se connaissaient presque tous et
entretenaient des correspondances à un époque où l'inquisition
persistait, mais où sa puissance vacillait, prirent comme modèle
le canon épicurien et la philosophie du jardin. Ils furent à même
de faire la réhabilitation d'une pensée philosophique résolument
matérialiste et atomiste qui pouvait mener à un enseignement
morale. Une bombe métaphysique pour l'occident permettant d'affirmer
la puissance de la raison dans les domaines de la physique, de la
chimie et de l'astronomie.
Quadruple
remède
Le
plus grand mythe de l'histoire d'Épicure est celui de son rapport
avec la « volupté ». Être épicurien serait être sans
morale et être sujet aux besoins primaires de son corps; le pourceau
épicurien représentant l'image de cette attaque. Impossibilité
d'avoir une existence morale, car cette philosophie est totalement
matérialiste et atomiste; aucune place pour les divinités
qu'Épicure relègue à des « entre-mondes », et toute la
place à l'individu. On lui impute aussi le rejet de la dialectique
des autres écoles, sa remise en question des sciences dites
« libérales » et un manque de culture général des
sectateurs de l'école. Épicure n'épargne rien ni personne :
la philosophie des autres écoles est salie par la grammaire, la
poétique, l'apprentissage des langues, la rhétorique et les
mathématiques. Ces attaques envers ces « sciences » sont
des attaques envers la seule méthode reconnu pour former des
individus moraux et compétents... enfin selon la foule et les autres
sectateurs comme d'habitude.
Dans
les faits, le canon épicurien est plutôt un tri effectué dans les
enseignements de l'époque. Dans l'ouvrage « Syntagma
philosophiae epicuri », Gassendi fait une synthèse en trois
partie du canon : en premier, la méthodologie et les critères
de la vérité, en second, la physique et les phénomènes liés
à la nature, et enfin, l'éthique et la morale. Les philosophes
épicuriens qui suivirent le maître parleront de « tetrapharmakos »,
du quadruple remède, pour résumer en une formule claire les
critères d'accession à la volupté.
Les
quatre premières maximes capitales d'Épicure forment ainsi la base
de la pensée épicurienne, la base de la pensée libertine et la
base de toute pensée foncièrement libre, et ce, depuis trop
longtemps pour qu'on puisse s'en rappeler. De ces quatre maximes
s'en déduit la cinquième comme critère ultime dans le calcul de la
volupté : la vertu de prudence.
« I.
L'être bienheureux et incorruptible (les dieux) n'a pas lui-même de
préoccupations et n'en cause pas chez autrui, de sorte qu'il
n'éprouve ni accès de colère ni complaisances. C'est en effet chez
un être faible que l'on trouve cela. »
Tout
ce qui est divin nous est étranger. La science est libérée.
« II.
La mort n'est rien pour nous, car ce qui est détruit est privé de
sensation. Or ce qui est privé de sensation n'est rien pour nous. »
Il
ne faut pas perdre son temps à chercher à vaincre la mort. Notre
fin est dans ce monde-ci et non dans un autre.
« III.
L'élimination de toute douleur est la limite ultime des plaisirs. Là
où se trouve le plaisir, tout le temps qu'il dure, ne se trouvent ni
la douleur, ni ce qui cause de la peine, ni les deux à la fois. »
Notre
fin se situe dans nos plaisirs et nos douleurs qui se chassent l'un
l'autre.
« IV.
La douleur ne perdure pas continuellement dans la chair, et la
douleur extrême ne dure que le temps le plus bref. Celle qui excède
légèrement le plaisir ne subsiste que peu de jours dans la chair.
Quand aux longues maladies, elles s'accompagnent, dans la chair, de
plus de plaisir que de douleur. »
La
douleur à une durée.
« V.
Il n'est pas possible de vivre de manière agréable sans vivre de
manière prudente, belle et juste, pas plus qu'on ne peut vivre de manière prudente, belle et juste sans vivre de manière agréable.
Et celui à qui cela fait défaut, il n'est pas possible qu'il vive
de manière agréable. »
À
travers cette existence, la volupté s'obtient par un calcul constant
dans nos actions qui entraînent des plaisirs et des douleurs. Le
mieux est de viser l'état d'ataraxie : un état d'absence de
troubles. Ces calculs demandent de la prudence.
L'hégémonie
des discours qui adoptent des mesures d'exclusions dans la sphère
publique ou qui s'attaquent à la situation socio-économique des
personnes est désormais un phénomène d'actualité. Un peu partout
en occident s'élève des cris d'alarme dans les milieux académiques
et les milieux artistiques, dans les médias d'informations et les
réseaux sociaux. La réponse institutionnelle aux débordements
extrémistes et à la polarisation de l'électorat est toujours plus
de police, de censure et de lois; toujours plus d'empiètement dans
la sphère privée et toujours plus de codifications des gestes et
comportements. Toujours plus de pression à la perfection. Cela est
intenable. Les libertins l'ont vécu et y ont répondu par
l'établissement de leurs jardins; des graines de Raison prêtes à
sortir de terre juste à temps pour la génération des Lumières. Et
dans une époque où la terreur des dystopies nous fascine et nous
obsède à la fois, à une époque où tout le monde voit le fascisme
dans sa soupe, à une époque où les phénomènes de violence
captivent l'intérêt de la sphère publique, il ne reste que la
politique du jardin comme remède à tant de tragédies.
Commentaires
Enregistrer un commentaire