Le jardin et la
surveillance
« Et de jour
en jour, la nourriture et la vie première
changèrent, comme
leur montraient, par de nouvelles pratiques et par le feu,
ceux qui
l'emportaient par leur génie et la valeur de leur coeur.
Et commencèrent à
fonder des villes et à y placer une citadelle,
protection et refuge
à leur attention, les rois,
et à diviser les
troupeaux et les champs pour les donner
à chacun selon sa
beauté, ses forces et son génie.
Car la beauté était
très en honneur et la force prévalait.
Ensuite la richesse
fut inventée et l'or découvert,
qui facilement à
force et beauté ravit l'honneur,
car ils suivent le
plus souvent le parti du riche,
les hommes, quelles
que soient leur force et leur beauté.
Que si l'on
gouvernait sa vie selon la vraie doctrine.
la grande richesse
est, pour l'homme, de vivre frugalement
et l'esprit
tranquille. Car de peu il n'est jamais pénurie.
Mais les hommes ont
voulu être illustres et puissants
pour que leur
fortune sur des assises stables se maintînt,
et qu'ils puissent
vivre une vie calme dans l'opulence.
En vain! Puisque,
pour arriver à l'honneur suprême,
par leur luttes ils
en ont rendu le chemin plein d'embûches,
et cependant
là-haut, comme la foudre les frappe l'envie
qui les jette
parfois honteusement dans le Tartare affreux.
Tant il est vrai que
l'envie, comme la foudre, embrase les sommets
le plus souvent et
tous les lieux qui dépassent les autres.
Aussi vaut-il
beaucoup mieux obéir dans la paix
que de vouloir
soumettre le monde à son pouvoir et d'occuper des trônes.
Donc laisse-les en
vain s'épuiser et suer le sang,
à lutter sur le
chemin étroit de l'ambition,
puisque, aussi bien,
ils n'ont goût que de la bouche d'autrui, et qu'ils recherchent
des biens en se
fiant à des propos étrangers plutôt qu'à leurs sens eux-mêmes;
et cela n'est pas
plus vrai maintenant et ne sera plus vrai demain que ce ne fut
auparavant. » - Lucrèce, De rerum natura, chant V, lignes
1105-1136.
Depuis deux
semaines, le gouvernement turc relâche des informations à propos du
meurtre prémédité d'un journaliste, anciennement proche de la famille royale
saoudienne et anciennement responsable des services secrets de la
monarchie pétrolière qu'est l'Arabie-Saoudite. À défaut de
connaître les enjeux derrière 1) ce meurtre, et 2) la divulgation
du stratagème pour nier le crime dans l'arène publique, nos bons
journalistes médiocres se vautrent dans l'analyse spectaculaire à
la manière de tous les autres faits divers qui pourrissent
l'actualité médiatique.
Au fur et à mesure
que les détails de l'affaire sont éventés, des milliers de
scénaristes et romanciers se rendent compte que leurs intrigues ne
sont plus assez invraisemblables pour capter l'intérêt du bon
peup' ...eille entre des histoires de super-héros, les tweets du
super-vilain de la maison blanche, les récits de vrais complots mis
en lumière chaque mois depuis les révélations d'Edward Snowden, et finalement les tribulations
amoureuses d'une jeune espionne racisée, portant le voile et ayant
lue Simone de Beauvoir, je sais ce qui va capter l'intérêt de la plèbe universelle. Tout comme nous savons tous que le public des hauts quartiers écoute Plus
on est de fous, plus on lit formule cabaret comme une messe
hebdomadaire, en brûlant de l'encens végane aux huiles essentiels
équitables. C'est écrit dans le ciel.
Qu'en est-il alors de la vérité? Nous la voulons, nous la chérissons
voyez-vous? Nous devons savoir! Maintenant! C'est dans l'intérêt de
tous! Il faut découvrir la vérité, la mettre en lumière, désigner
le coupable, le poursuivre aussi loin que l'aura été Jonas par Dieu
et puis, le frapper de toute la force de frappe de notre liberté démocratique. C'est notre devoir en tant qu'occidentaux
de dévoiler la vérité pour nous éblouir de sa blancheur
immaculée.
« Suave, quand
les vents troublent la surface, sur la mer immense,
de contempler depuis
la terre l'effort immense d'autrui;
non que la
souffrance de quiconque soit doux plaisir;
mais apprécier la
distance des maux, dont on est soi-même à l'écart, est suave.
Suave aussi de
regarder les combats immenses de la guerre,
à travers les
champs de bataille, sans qu'on ait part au danger.
Mais rien n'est plus
doux que d'occuper, bien fortifiés,
les temples de la
sérénité construits par la doctrine des sages,
d'où l'on peut
regarder de haut les autres, et les voir de çà de là
errer et chercher
éperdument la route de la vie,
rivaliser de génie,
combattre à coups de noblesse,
mettre leur énergie
nuit et jour dans un incroyable effort
pour émerger aux
plus hautes fortunes et posséder le monde. » - Lucrèce, De
rerum natura, chant II, lignes 1-13.
Pour justifier la
colonisation, l'impérialisme ou, plus récemment, les
« interventions humanitaires » en Syrie, en Libye ou au
Mali, et leur... divers degrés de succès, ou encore l'absence
d'interventions au Yémen, au Myanmar ou en Corée du Nord, le commun
des mortels aurait tendance à croire qu'il faut se baser uniquement
sur les faits véridiques: sur la nature des gestes de cruauté, la
véracité objective et absolue des témoignages des victimes, et toutes les informations rapportées par les « autorités
compétentes ». Sauf dans le cas des Russes, eux ils mentent
ces sales Rouges.
Dans la réalité de
notre monde tragique et spectaculaire, insondable et imprévisible,
c'est un peu plus compliqué que ça mes chers amis! Depuis Laurence
d'Arabie, Tintin au Congo et à Chicago, depuis les aventures du
jeune Indiana Jones et tous les antécédents littéraires liée au
thème de l'espionnage, on a vu l'évolution d'un monde à la
frontière de la civilisation et de la nature. Car cette littérature
a pour thème ultime ce rapport à la frontière, qu'il soit
géographique, culturel ou, sexuel. Depuis cette époque, on a vu
apparaître une multitude de révolutions dans la cueillette de
renseignements, le tri de ces données, la désignation des coupables
et leur traitement. Des sciences de l'humain sont nées de ces
techniques pour extraire la vérité ou pour la camoufler, la dévier
ou l'instrumentaliser.
Qu'est-ce que
l'espionnage
Dans un monde
globalisé comme le nôtre, un monde globalisé par les réseaux
criminalisés, les entreprises multinationales revendiquant une
souveraineté par le droit et la fiscalité et finalement par les
états-nations qui ont tissés des liens militaires, technologiques,
techniques, institutionnels pour combattre les « associations
de malfaiteurs » qui viennent inévitablement avec ce cadre
géopolitique; dans ce monde-là, l'information peut avoir une valeur
supérieure à toutes les autres types de valeur connues dans les
modèles socio-économiques des adeptes de l'homo oeconomicus.
Dans la fiction,
l'espionnage sert de cadre pour tracer les luttes de pouvoirs autour
des personnages qui se pourchassent comme moyen pour arriver à leurs
fins. Ces jeux de pouvoir peuvent avoir comme fins l'argent, des
ressources, des personnes ou des informations, et pour comprendre les
enjeux derrière les événements, l'histoire derrière l'histoire
officielle, le lecteur doit penser en journaliste : multiplier
les sources, considérer les intérêts de celui qui rapporte
l'information et toujours remettre en doute les éléments rapportés
par le témoin.
Plus on monte les
marches du pouvoir, plus la circulation d'informations est un outil
de contrôle pour affirmer sa puissance ou s'attaquer à la
puissance d'un autre. Les fins renards et les gens rusés utilisent
les intrigues pour arriver à leurs infamies de tout temps et dans le paradis de l'homo oeconomicus dans lequel
nous sommes, ce paradis de la technologie non sécurisée, se trouve
une foule de prédateurs. Ces prédateurs sont plus ou moins
des virtuoses du virtuel; ils emploient des doubles, des agents
secrets, des équipes formées dans les interrogatoires, les
extractions d'informations de personnes ou les meurtres; ils ont souvent des infrastructures partout sur
la planète où la mondialisation s'est implantée. Les deux viennent ensemble. Oh
la mondialisation n'est pas que bonheur et allégresse voyez-vous!
« Alors il
comprit que le défaut tenait au vase lui-même,
et que, par son
défaut, se corrompait à l'intérieur
tout ce qui était
versé de l'extérieur, fût-ce un bien,
soit qu'il lui
semblât poreux et percé,
au point de ne
pouvoir d'aucune façon se remplir jamais,
soit qu'il vît bien
qu'il souillait comme d'un goût affreux
tout ce qu'il avait
reçu à l'intérieur. » - Lucrèce, De rerum natura, chant VI,
lignes 17-23
La politique du
jardin
Pour le jeune
Khashoggi, opposant au régime saoudien, la valeur de sa mort était
telle que le prince héritier d'un empire l'aura désignée
personnellement comme cible. Pour le chef de l'état où s'est
produit l'homicide, la valeur du dévoilement des informations
entourant le meurtre était telle que l'écoulement des informations ressemble à une version multiculturelle de District 31: faite pour attirer le public. C'est une
histoire tragique, une histoire horrible, mais une histoire de lutte
de pouvoirs et de forces qui dépassent notre compréhension. Ce sont
des intérêts qui sont en-dehors de notre contrôle.
Après maints
détours et explications et après avoir suscité en vous maintes frayeurs inutiles, je vous imagine affligé d'une terreur croissante, comme la sensation d'une pression qui vous manie dans tous les sens; je vous vois avec le sentiment d'une force qui dirige votre attention là où elle le souhaite. Je vous vois déjà en train de perdre votre temps à délimiter ces structures qui appliquent
le sceau de validité aux vertus
acceptées par la communauté, juste à temps pour cette comédie de la pensée du débat public; tenter de trier les mauvaises sources et les bonnes sources... en pure objectivité.
Lucrèce vivait aussi à une époque où les tyrans et les intrigues
se multipliaient comme des mouches et c'est pourquoi il enseignait les vertus du jardin épicurien. Le jardin, c'est la valeur de l'amitié, la
valeur d'une vie frugale, l'importance de
l'ataraxie - l'absence de trouble - et du souverain bien, et finalement le besoin du jardin secret; le
besoin de se former à partir de modèles qui peuplent notre réalité et notre imaginaire, et prennent racine dans le jardin de nos comportements
quotidiens. La morale de cette
histoire? Ne pas trop se fier aux technologies ou aux intrigues, mais plutôt à
l'humain en face de nous. L'humain qui nous pousse à cultiver le
jardin de nos connaissances, qui nous amène à construire la bibliothèque de nos
savoir et nous aide à trouver la puissance de notre individualité. Nous ne saurons probablement jamais toute la vérité à propos de la mort de Khashoggi à cause de tous les intérêts qui gravitent autour des informations dévoilées; autant mieux se détourner de tous ces troubles, cultiver notre jardin et concentrer son attention sur les personnes en face de nous.
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