De l'expérience
clinique et des processus statistiques
Chaque semaine je
suis accablé de devoir analyser et dialectiser des processus
bureaucratiques liés aux dysfonctionnements du ministère de la
santé et des services sociaux du Québec. Je le fais parce que mes
connaissances spécifiques dans le domaine de la santé et dans le
domaine des sciences pures m'offrent une perspective rarement
appréciée dans une critique des modèles de gestion du ministère,
utilisés depuis le virage ambulatoire et l'apparition des premières
grandes coupures budgétaires du temps de Lucien Bouchard. Cette
perspective m'a fait reconnaître deux grands courants professionnels
dans la gestion de la santé et des services sociaux: la vision
humaniste de l'expérience clinique et l'approche probante par les
processus statistiques. Ces deux visions se chevauchent et sont
inter-reliées de diverses manières, créant des frictions
historiques entre les deux modèles, de la même manière que l'a
rapporté Michel Foucault à l'intérieur de « Naissance de la
clinique » ou encore « L'histoire de la folie à l'âge
classique ». Agissant comme un pendule bien rythmé entre l'efficacité
robotique et la spécificité ontologique de l'existence humaine, la
position de ce dernier, à un moment précis de l'histoire du débat
public, rend compte de la préséance de telle vision dans la prise
en main par les politiques publiques des différents « problèmes »
sociaux. De même, l'existence de ce pendule historique est souvent
absente dans la mémoire collective et cela entraîne plusieurs
difficultés dans la remise en question de la perspective dominante.
D'un côté, la
vision purement clinique revendique et défend au maximum la liberté
et l'expertise des professionnels dans leurs pratiques. Elle est plus
« traditionnelle » dans sa vision de la relation avec la
personne qui requiert ses services. Elle est aussi plus conservatrice
et fermée dans ses modes de délibérations internes du fait du
besoin d'être reconnu par un pair lors de la délibération d'un
enjeu technique, éthique ou morale. De l'autre côté, la vision
purement statisticienne privilégie les protocoles, les modèles et
structures de gestion, les politiques gouvernementales, mandats
exécutifs et allocations de budgets. Cette vision s'assure du
rendement d'une machine gouvernementale, d'un organisme qui doit être
efficace et normalisé afin que les ressources ne soient pas
« perdues » dans des actions « au faible
rendement » ou « inutiles ». Elle aime penser qu'il
est possible, en centralisant les informations et les décisions, et
qu'en créant des techniciens qui posent des gestes calculés en
parfaite conformité avec tous les protocoles en opération, de voir
venir un jour où toute l'activité humaine entrera dans les cadres
statistiques; un jour où la société s'auto-gèrera par ses
processus de politiques publiques de la même manière que la main
invisible du marché ferait en sorte de maximiser la croissance des
marchés partout où elle établirait des cabinets de consultation.
Ce que j'appelle
souvent la « mondialisation libérale totalitaire » s'est
implantée via « l'économisme politique » qui monopolisa
la vision du politique dès l'apparition des idéologies dans les
débats publics. À l'époque du Léviathan de Hobbes et de
l'avènement de l'État-nation moderne, l'économie était au service
de l'État et de la nation - donc du Roi - et non l'inverse. À
l'époque de l'État-providence québécois, des grands projets
hydro-électriques, de l'électrification des zones rurales, de la
mise en place d'infrastructures partout sur le territoire, l'économie
était au service du développement de l'État québécois et non
l'inverse. Avec l'instabilité des dernières crises économiques
dues au surendettement des ménages occidentaux, aux bulles
financières spéculatives et à la déréglementation des marchés
financiers, a débuté un virage vers « l'efficacité »
du politique et des institutions publiques. Un virage statistique et
déshumanisant où le devoir des institutions est devenu celui de s'adapter aux marchés. L'exemple de la Grèce montra aux peuples et
aux nations que même si un État est riche, il est soumis à un
cadre financier qui est maintenant un cadre global. Que si l'économie
est en crise, c'est l'État qui paie, même si ce n'est pas de sa
faute mais l'effet d'un dysfonctionnement global « impossible à
prévoir ». Je vous rappelle que la crise de la dette grecque
débuta aux États-Unis.
L'État se retrouve
ainsi soumis à l'économie mondialisée et aux statistiques. Il
centralise toutes les fonctions décisionnelles à des entités
administratives de plus en plus grosses. Ces entités sont
responsables de l'élaboration des processus, stratégies et
protocoles pour les techniciens, ainsi que de leur implantation et de
leur communication au sein des organ-ismes dont ils sont
responsables. Puis, une année où la croissance diminue, l'État
coupe l'irrigation de ces organ-ismes et crée un manquement
budgétaire pour répondre aux besoins du « défi de
l'austérité ». Comme l'approche statistique demande des
rendements, ces rendements impliquent une hiérarchie et cette
hiérarchie suppose à son tour un taux d'efficacité minimum où la
dispensation du service par l'État est jugée « inutile »
par l'administrateur en charge du budget à Québec. Alors on coupe à
blanc dans tous les programmes « hors normes », on donne
quelques subventions à des organismes communautaires et privés qui
sont des « externalités à coût moindre » et « prêts »
à prendre en charge ces clientèles, on fait des PPP « pour
diminuer les coûts de base du projet», mais en tarifiant les
« consommateurs », on précarise les professionnels de la
santé non protégés ou mal protégés par leurs regroupements
professionnels et, lentement mais sûrement, on fait rentrer le
marché dans toutes les sphères du régime de santé et des services
sociaux.
Les
dysfonctionnements s'accentuent au rythme des réformes de
centralisation et des périodes d'austérité. Chaque nouveau
politicien nous annonce qu'il est le Messie capable de couper les
heures d'attentes à l'urgence et les listes d'attente pour un
médecin de famille. À chaque fois plus de coupures, plus de
centralisation, moins de contre-pouvoirs institutionnels en face du
ministre, plus de pouvoirs arbitraires aux hauts fonctionnaires
non-redevables d'aucune responsabilité politique ou légale et plus
de privé en santé. À chaque fois, plus d'inégalités sociales et
toujours plus de baisse dans la qualité des services assurés par
l'État québécois. Il est temps de remettre en perspective ce
monopole de la vision statistique de la gestion de la santé, de
remettre en question ce monopole des économistes et technocrates
médiocres et de repenser le modèle de soins sensé tendre vers
l'universalité. Tant que la discussion se fera sur le terrain des
budgets, des mesures ponctuelles et des gratifications individuelles
plutôt que sur la vision politique de la question de la santé au
Québec, il sera impossible de remettre en question la position du
pendule.
Commentaires
Enregistrer un commentaire