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Gargantua à l'école des « identity politics »

Gargantua à l'école des « identity politics »

En plein coeur de l'Inquisition, les libres penseurs se font rares. Ils sont discrets de peur d'être raccourcis, fumés au petit bois sec ou assignés à résidence pour le restant de leurs jours par l'Église toute puissante. Comme police de la pensée, l'Inquisition a pour but d'autoriser les discours qui suivent le dogme catholique et censurer les discours déviants de ce dogme. Un index est constitué afin d'y mettre les ouvrages problématiques. On procède à des autodafés pour éviter la contagion des discours malveillants. Les auteurs libertins sont questionnés, torturés, menacés, exilés, brûlés. C'est donc en plein coeur de cette époque que Rabelais sévit avec ses romans relatant les exploits de Gargantua et Pantagruel, fiers représentants de la royauté par leur grandeur plus ou moins symbolique et leur humanité plus que vraisemblable. Car c'est pour nous rappeler que ces gens sont des humains comme tout le monde, qu'ils urinent, qu'ils chient, qu'ils fourrent et qu'ils meurent, que Rabelais prend plus que le temps nécessaire pour décrire des vies si... normales. Enfin, normales dans le sens où Gargantua et Pantagruel n'ont aucune limite physique pour les contenir comme entité vivant des luxes de son peuple. Aucune limite excepté la Raison du tyran qu'ils sont.

« Ces propos entendus, le bonhomme Grandgousier fut ravie en admiration, considérant le haut sens et merveilleux entendement de son fils Gargantua. Et dit à ses gouvernantes :
« (...) Mais je vous dis qu'en ce seul propos que j'ai présentement devant vous tenu à mon fils Gargantua, je connais que son entendement participe de quelque divinité, tant je le vois aigu, subtil, profond et serein, et parviendra à degré souverain de sapience, s'il est bien institué. C'est pourquoi je veux le bailler à quelque homme savant pour l'endoctriner selon sa capacité, et n'y veux rien épargner. »
De fait, l'on lui enseigna un grand docteur sophiste, nommé Maître Thubal Holoferne, qui lui apprit son alphabet si bien qu'il le disait par coeur au rebours; et y fut cinq ans et trois mois. » - Gargantua, Rabelais, chapitre XIV, comment Gargantua fut institué par un sophiste en lettres latines

Chaque patricien, chaque aristocrate, chaque bourgeois et chaque « famille bien éduquée vivant en banlieue avec un petit chien, deux hamsters et une piscine hors-terre », comme Grandgousier avec son fils Gargantua et comme Gargantua avec son fils Pantagruel, voit dans ses enfants des fleurs prêtes à éblouir le moooooonde entier de la blancheur de leur âme et de l'érudition de leur esprit si vif et si délicat. Et pour valider ce sentiment, ils veulent le meilleur pour ceux-ci. C'est leur responsabilité de parents après tout.

Mais quand cette éducation est stratifiée et demande à son pratiquant d'être institué du dogme avant qu'il reçoive l'ensemble du dogme, quand les élites vivent ainsi du monopole de cette éducation, qu'elles se reproduisent entre elles, qu'elles s'engraissent entre elles au rythme des échanges et mutations des fortunes familiales, les gênes d'une pathologie se forment un peu comme le moisi se forme sur un vieux morceau de pain humide après quelques jours... Plus ou moins de manière spontanée.

La pathologie traverse les époques et les civilisations. Elle envahie les cultures et les moeurs pour les détruire de l'intérieur. Ceux qui sont le plus outillés pour lui faire face sont les premiers à y succomber. Je parle évidemment de l'hubris des patriciens qui gouvernent la cité.

Grandgousier est bien fier de son gamin et l'envoie apprendre avec un sophiste. Mais son père s'étonne : « Alors son père aperçut que vraiment il étudiait très bien et y mettait tout son temps, toutefois qu'en rien ne profitait et, qui pis est, en devenait fou, niais, tout rêveux et rassoté. » - (Chapitre XV, Comment Gargantua fut mis sous autres pédagogues)

Comme les classes populaires sont toujours plus utilitaristes économiquement au niveau de l'éducation de leurs enfants, elles ont tendance aujourd'hui à valoriser ce qui garantit une fin économique, donc à privilégier les sciences pures, l'ingénierie, le droit, l'entreprenariat, le management, tandis que les enfants des élites socio-économiques n'ont pas tant de limitations de ce genre. Ces héritiers peuvent très facilement s'adapter d'une formation en communication, en études littéraires et autres sciences humaines, pour être pistonnés dans des postes de gestionnaires ou figures médiatiques plus tard dans leur cheminement de vie. Ainsi, des strates se forment au niveau des cursus universitaires. Les sciences humaines s'isolent; les petits bourgeois et les bobos modernes pollinisent les départements "humains" et les institutions médiatiques de l'intérieur. Adeptes du conformisme institutionnel ces écoliers suivent les modes des paradigmes radicaux face à l'ordre établie qui émergent à chaque génération comme une marée qui part et revient dans une alternance qui dépasse en durée les limites de la compréhension humaine. 

Aujourd'hui, ce paradigme dominant est celui des « identity politics ».

Grandgousier serait bien étonné d'entendre pareil langage que nous avons entendu durant l'été. C'est un peu hébété qu'on peut comprendre les appels à la censure des pièces Slav et Kanata de Robert Lepage, qu'on peut y voir du racisme, de l'appropriation culturelle et du colonialisme. Bien évidemment, si Gargantua était passé par l'école des identity politics, il dirait : « mais ce n'était qu'un PRÉTEXTE pour parler de quelque chose de plus grand : la DI-VER-SI-TÉ dans le milieu culturel et l'OU-VER-TU-RE à l'autre».

La fin justifie les moyens. C'est bien ce qui est dit, mais qui n'est pas assumé de front. Ce qui est impossible de penser dans ses conséquences concrètes l'est par des slogans. Pour l'imprimer dans les mémoires on procède par l'émulation à un leader charismatique et on est rappelé à l'ordre lors d'un écart au dogme par les violentes purges internes du milieu.

Le milieu culturel québécois est présentement en tenaille face à ce paradigme universitaire des identity politics. Émergeant des campus universitaires américains, ce paradigme rassemble, revendique et détourne par « intersectionnalité » un corpus d'auteurs, de concepts et d'idéologies allant des marxistes du 19e aux post-marxistes contemporains de toute affiliation totalitaire croyant à « l'Union mondiale des luttes minoritaires pour faire la révolution anticapitaliste », des néolibéralistes mondialistes comme Macron mettant en valeur les « droits individuels des minorités » qui, incidemment, les portent au pouvoir et les anticolonialistes racialistes du type des Indigènes de la République souhaitant ouvertement la destruction de l'État français jugé raciste.

Cette généalogie paradoxale est difficile à tracer de manière fixe et sans équivoque. Je passe personnellement le plus clair de mon temps à défendre les livres de Michel Foucault de soutenir ce genre de théories fumeuses. Soyons clair : le paradigme des identity politics se fonde sur l'idée de l'individu comme « construction sociale » où la biologie, la génétique, l'environnement, l'épigénétique, bref, les phénomènes d la réalité concrète, n'ont pas d'emprise sur l'identité vécue et ressentie; pas d'impact sur le libre-arbitre et son expression qui doit être l'étalon de base du Réel commun. 

Ces discours et ces slogans ne peuvent tout simplement pas passer le test des connaissances et savoirs du 21e siècle. Ils inversent de manière idéologique la cause et l'effet. Ils mélangent les concepts « d'égalité sociale » et « égalité de droit », souhaitent « l'égalité totale des opportunités entre les individus » et veulent appliquer cette maxime avec toujours plus d'ingérence de l'état, toujours plus de répression, toujours plus de police, de contrôle, d'autorisation, de mécanismes de surveillance, de processus de vérifications internes et autres structures pouvant se soumettre aux pulsions de morts qui les guident.

En cherchant comment aborder la thématique de cet été, je ne pouvais m'empêcher de m'imposer le critère d'un humour cynique devant pareil bêtise. Ce « prétexte à une discussion » était évidemment la mise en valeur de plusieurs « persona » médiatiques : la prise de parole de quelques individus pour les fins de leur propre carrière médiatique. 


Gargantua à l'école des identity politics aurait rendu Grandgousier plutôt anxieux. Il se serait gratté la tête si Gargantua avait récité la liste des privilèges qui le constituent. Il aurait été pris d'un rire furieux en apprenant par son fils qu'il était un oppresseur, membre du patriarcat et que c'était mal d'être privilégié comme cela quand les pauvres et les miséreux subissent autant d'inégalités sociales. Et finalement il aurait probablement bien aimé goûter la construction sociale responsable de tous ces sornettes apprises à son fils afin de déterminer si les saveurs étaient aussi des constructions sociales. Rien de mieux qu'une dose d'empiricité par rabaisser le caquet des théoriciens des idées pures.

Heureusement pour nous, nous sommes bien éloignés de ça et les adultes du 21e siècle préfèrent plutôt ne pas remettre en question l'idéologie qui sous-tend ce paradigme et accepter, par exemple, de médicaliser des autistes à l'aide de bloqueurs d'hormones, parce qu'ils auraient une « dysphorie du genre » fantasmée et mise en valeur par les protocoles de la National Health Service (NHS). Mais il est important de ne pas choquer les enfants des bourgeois contemporains qui croient dur comme fer que le genre et les constructions sociales sont des concepts scientifiques, car il serait trop dommageable d'apprendre que les hommes et les femmes sont... différents, après tout.

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