Trente individus masqués entrent dans une épicerie fine des bas quartiers. Trente individus viennent s'attaquer au Capital armés de leur Révolte. Ce Capital se nourrissant de la précarité des peuples et de ces phallus gourmands ornant les vitres de ce coupable d'embourgeoisement menaçant. Le crime raisonne de lui-même : "Mais à partir du moment où, faute de caractère, on court se donner une doctrine, dès l'instant où le crime raisonne, il prolifère comme la raison elle-même, il prend toutes les figures du syllogisme. Il était solitaire comme le cri, le voilà universel comme la science. Hier jugé, il fait loi aujourd'hui." (Albert Camus - l'Homme révolté) Trente individus symbolisent cet avant-garde éclairé d'un arrière-monde révolutionnaire prêt à entreprendre la révolution de l'esprit nécessaire à la révolution d'un monde.
Tonnerre de jubilations chez ces nihilistes absolus. Le grand soir est la suite logique de ce téléroman gastronomique. Ces saucisses du terroir sauront pousser le peuple à se réveiller; ils sortiront de leur sommeil consumériste, s'élèveront du capitalisme et entameront en coeur l'hymne de l'international ouvrier.
Mettant de côté les odeurs carnassières de ces saucisses fumées au sirop d'érable, force est d'admettre qu'il est nécessaire de parler de la violence comme nous parlions auparavant du meurtre; par l'absurde. "La première et seule évidence qui me soit ainsi donnée, à l'intérieur de l'expérience absurde, est la révolte. Privé de toute science, pressé de tuer ou de consentir qu'on tue, je ne dispose que de cette évidence qui se renforce encore du déchirement où je me trouve. La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. Mais son élan aveugle revendique l'ordre au milieu du chaos et l'unité au coeur même de qui fuit et disparaît. Elle crie, elle exige, elle veut que le scandale cesse que se fixe enfin ce qui jusqu'ici s'écrivait sans trêve sur la mer. Son souci est de transformer (...) Elle engendre justement les actions qu'on lui demande de légitimer. Il faut donc bien que la révolte tire ses raisons d'elle-même, puisqu'elle ne peut les tirer de rien d'autre. Il faut qu'elle consente à s'examiner pour apprendre à se conduire." (AC)
C'est Camus qui l'aura dit, un homme révolté, c'est "un homme qui dit non"; l'homme révolté de cette histoire des bas quartiers dit non à l'embourgeoisement et repart de l'épicerie aux vitres brisées avec un paquet de saucisses artisanales bio en se revendiquant d'un renouveau marxiste symbolisé par la satiété de ce nihilisme convaincu dans l'absolu.
Les moralistes désigneront des coupables idéologiques comme condiments à cette Cène révolutionnaire endimanchée. Les uns diront que ce sont des illuminés et des violents nuisant à leur cause. Les autres choisiront le camp des révoltés, se nourriront des pulsions de violence et jubileront en sachant que le Capital sera mis en échec à chaque vitre brisée et chaque saucisse ingérée par ces révoltés mal famés. "Comment est-il donc possible de réagir hors de ce schéma de valeurs bon/mauvais?" me direz-vous. La réponse est une contradiction à résoudre à chaque situation. Elle est au centre de la méthode de l'absurde: cette violence est justifiée par la révolte en elle-même, elle est située dans la raison de l'homme révolté, mais la violence du révolté sera toujours contradictoire puisqu'elle se cautionne en elle-même dès qu'elle est raisonnée par l'homme révolté. Si l'homme révolté en vient à raisonner dans l'absolu, c'est le crime logique que vous sanctionnez, celui des passés d'un siècle peu glorieux. C'est donc dans la contradiction que la limite de la révolte se situe. Ainsi, est-ce que la saucisse embourgeoisée fait partie intégrante de cette limite? Est-ce que cette épicerie des bas quartiers se situe dans la contradiction de l'Homme révolté?
Je suis plutôt d'avis que non. Qu'au-delà de l'idée de révolte en elle-même qui est justifiée, c'est la cible qui suscite une contradiction, dédoublant la contradiction de ces trente hommes révoltés. Pas étonnant que les commentateurs et moralistes soient tout mélangés!
L'Homme révolté est un homme qui dit non. C'est dans la limite qu'il revendique, qu'il s'affirme. Je doute fort qu'Albert Camus avait en tête que ces saucisses de la médiocrité seraient au centre de l'affirmation des révoltés des bas quartiers. Je crois plutôt au manque de contrôle chez ces révoltés éphémères. Adolescents de la révolution, nihilistes dirigés par le rêve d'une révolution de salon.
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